Je commence à l’envers. Je commence par la deuxième salle de l’exposition que le Musée d’art contemporain de Montréal consacre à deux projets récents, soit Pour la dernière fois (2010) et Pour la première fois (2011), réalisés par Sophie Calle dans le prolongement de celui intitulé Les aveugles (1986).

Sur l’écran, tu vois un homme. De dos. Tu ne distingues que ses cheveux et la moitié de son dos. Les manches de sa chemise à carreaux sortent de son gilet brun. Il s’appuie sur une béquille glissée sous son bras gauche. Debout, il fait face à la mer. Devant lui, les vagues vont et viennent et meurent, tu le devines, sur le rivage. Au loin, s’étend la ligne d’horizon qui ne laisse au ciel pâle qu’une mince frange. Et puis, l’homme se retourne. Il cligne un peu les yeux, légèrement ébloui sans doute par la lumière du jour. Il regarde… l’objectif de la caméra ? Certes. Mais non : il te regarde. Tu le regardes aussi. Vous êtes face à face dans la demi-obscurité de la salle du musée. Étrange tête-à-tête, puisqu’il ignore ta présence. Toi, tu l’observes attentivement. Tu essayes de lire quelque chose sur son visage. Pourquoi ? Parce que tu sais qu’il vient de voir la mer pour la première fois.

Tu scrutes ses traits et surtout ses yeux. Tu t’avances. Le gros plan que t’offre maintenant la caméra répond justement à ta curiosité. Tu regardes. Tu ne dis rien. Ce qui se passe relève d’un langage muet (langage visuel, langage des images), à moins que la seule parole acceptable soit celle de la mer qui gronde inlassablement. Alors tu te tais.

Es-tu déçu ? Mais à quoi t’attendais-tu ? Tu imaginais peut-être que cet homme et tous ces gens qui occupent les huit autres écrans et qui, comme lui, voient la mer pour la première fois de leur vie, allaient trépigner de joie ? Crier leur bonheur ? Gesticuler comme les gagnants d’un gros lot ? Tu comprends doucement que la transformation de cet homme dont tu ne quittes pas le visage des yeux n’est pas visible, elle n’est pas spectaculaire bien qu’elle soit filmée et destinée à être vue comme une séquence de cinéma. Sa métamorphose est toute intérieure.

Cependant, voir la mer n’a peut-être pas transformé cet homme. Il a sans doute repris sa vie comme avant. Peut-être garde-t-il ce moment comme un souvenir parmi d’autres. Tu n’en sais rien. Et puis tu songes que tout tient à l’intériorité du jeu de l’acteur. Le génie de Sophie Calle consiste à donner à un non-acteur un rôle à jouer, un rôle de premier plan. Un rôle surtout dans un décor nouveau pour lui comme le serait pour un comédien un plateau de théâtre ou de cinéma. Admirable art de la mise en action ! Il en va ainsi des huit autres courts-métrages où hommes, femmes, enfants occupent les écrans répartis autour de toi.

En décrivant, comme je viens de le faire, l’un des films de la suite Pour la première fois, en ai-je éventé la magie ? Peut-être, mais je n’ai pas trouvé d’autre moyen pour suggérer, sous sa simplicité, son incommensurable richesse. Et sa beauté. C’est ce souci qui a déclenché le projet, comme le souligne Sophie Calle : « J’ai rencontré des gens qui sont nés aveugles. Qui n’ont jamais vu. Je leur ai demandé quelle est pour eux l’image de la beauté. L’un d’eux m’a répondu : “La plus belle chose que j’ai vue, c’est la mer, la mer à perte de vue”. »

Il est temps d’examiner la première salle. Aux murs, sont accrochées des photos qu’accompagnent des cartons avec de courts textes. Sophie Calle explique : « Je suis allée à Istanbul. J’ai rencontré des aveugles qui, pour la plupart, avaient subitement perdu la vue. Je leur ai demandé de me décrire ce qu’ils avaient vu pour la dernière fois. » Voici donc treize récits. Treize drames bouleversants. Ils tirent leur puissance émotive de la sobriété de chaque installation qui se compose, dans presque tous les cas, d’une photo de la personne aveugle, d’une photo rappelant la dernière image qu’elle a vue et d’une narration succincte, proche du procès-verbal, des circonstances de sa cécité. Exemple : « Il n’y a pas de dernière image – j’ai lentement perdu la vue –, mais une image qui reste, celle qui manque : trois enfants que je ne vois pas, assis côte à côte, face à moi, sur le divan du salon, là où vous êtes. » Ce texte est surmonté de deux photos de profil d’un homme aveugle d’une soixantaine d’années, ainsi que du cliché d’un divan. Au visiteur d’imaginer les trois enfants que, tout comme le narrateur, il ne voit pas.

Visiteur, l’observation successive de ces montages répond à ton désir naturel de savoir ce qui s’est passé. Mais cette curiosité suscite un certain malaise. Tu te sens indiscret. Tu sens que tu entres par effraction dans la vie intime de personnes auxquelles tu n’as rien demandé et qui t’exposent les causes de leur malheur. En même temps, tu te sens proche de ces gens. Et tu ne peux éviter de songer à ta propre fragilité.

Tu prends un peu de recul. Ce qu’il y a sur les murs qui t’entourent tient du carnet de voyage. L’auteure, Sophie Calle, propose treize portraits tirés de ses rencontres. Treize histoires qui relatent chacune un événement catastrophique douloureux. Irréversible. Elles sont illustrées de sorte que s’emboîtent le présent (un ou plusieurs clichés de la personne aveugle aujourd’hui) et son passé présentifié par une photo qui n’est évidemment pas la dernière image qu’elle a vue, mais une image vraisemblable prise par Sophie Calle. Ainsi, chaque assemblage se propose comme une reconstitution semblable à celle qu’établirait un inspecteur de police ou un juge d’instruction devant un accident, un coup du sort ou un délit.

Les deux volets de Pour la dernière et pour la première fois pourraient être perçus comme les épisodes du roman que fait de sa vie Sophie Calle. Surprenant roman où l’auteure énonce les règles de l’écriture, ouvre et clôt les trames narratives, s’impose (rarement) et s’efface au profit de ses protagonistes et du lecteur qu’elle invite à entrer dans son jeu sans toutefois, contrairement à l’exemple qu’elle donne, risquer de se mettre en danger.

Perdre de vue, perdre la vue : la différence est parfois mince. Perdre la vue, perdre la vie : une voyelle seulement sépare ces deux contingences. Le regret que confesse Sophie Calle serait de ne pouvoir assister à ses propres funérailles.

SOPHIE CALLE POUR LA DERNIÈRE ET POUR LA PREMIÈRE FOIS 
Musée d’art contemporain de Montréal
Du 5 février au 10 mai 2015