Basquiat et la musique : juxtaposer des matériaux
Vincent Bessières, Dieter Buchhart et Mary-Dailey Desmarais, les commissaires de l’exposition À plein volume : Basquiat et la musique, transgressent les attentes des visiteurs en choisissant de mettre en exposition davantage la musique que l’œuvre matérielle en soi. Ils font un choix courageux qui renouvelle la muséologie traditionnelle. On se souviendra qu’au début des années 1990 le Musée d’art contemporain de Montréal avait présenté l’exposition Broken Music qui traitait du disque comme objet inclus dans l’œuvre, annonçant, par cette incursion dans les arts visuels, sa désuétude imminente. On y entendait également des œuvres musicales réalisées par des artistes en arts visuels. Il n’était pas encore question de traiter de la relation entre l’écoute musicale et la peinture, la vidéographie ou la sculpture. Depuis, l’aspect sonore d’une œuvre purement plastique est reconnu. Le discours sur l’art a donc été revu afin d’y ajouter l’analyse du son comme inspiration et comme résultat d’une appréhension plus holistique de l’œuvre par le visiteur.
Ici, l’exposition Basquiat va plus loin dans la relation entre la musique et les arts visuels en présentant un choix d’œuvres qui démontrent clairement que l’artiste a évolué dans sa recherche plastique en empruntant, entre autres, des éléments provenant du cœur de la musique – à sa nature, si l’on veut –, à sa composition et à son processus. Parmi ces emprunts, mentionnons le rythme, la syncope, une note tenue sur plusieurs temps, et l’improvisation, une notion déjà bien ancrée dans l’art de la performance à la fin des années 1970. Le sampling, cette technique de création qui utilise des thèmes musicaux ou une suite de sons appartenant à d’autres auteurs pour les introduire dans une nouvelle forme musicale en les répétant ou non, trouve son écho dans les œuvres de Basquiat. Les musiciens des années 1980 avaient remplacé les instruments acoustiques par des machines, créant ainsi des sons synthétiques parfaits. La machine facilitait le collage sonore largement utilisé dans le hip-hop et le rap, formes musicales desquelles s’inspire Basquiat.
Outre les collages visibles dans Symphony No. 1 (1983), c’est l’esprit de collaboration entre artistes dans la réalisation d’une même œuvre qui révèle combien Basquiat partageait sa recherche plastique avec d’autres, créant déjà un collectif éphémère, pratique très fréquente en art actuel. On peut parler de deux visions plastiques différentes, de deux écritures différentes, unies dans un nouveau tout. Cette importation d’un matériau autre que le sien est visible dans les peintures de Basquiat surtout autour des années 1980.
À la suite de Picasso et Braque qui inventèrent le collage au début du XXe siècle, Basquiat a le génie de coller des pensées esthétiques différentes pour leur donner un sens politique. Quoiqu’il en soit, en présentant l’œuvre de Basquiat sous l’angle du sonore comme source d’inspiration, le MBAM innove sans décevoir son public et sans faire fuir les néophytes.
D’ailleurs, la mise en exposition est judicieuse et permet un environnement qui favorise la compréhension de l’ensemble du propos. Par exemple, en sachant que le travail de Basquiat côtoie l’art du graffiti, la scénographie y fait écho en laissant visibles tout au long du parcours certains éléments de bois, leurres d’un non-fini. Dans la première salle, des dessins, des affiches, et des pochettes de disques sont accrochés à une cimaise qui évoque des murs de béton tout en gardant une cohérence élégante avec les dessins et les premières peintures. Des polaroïds disposés sur des tables et protégés sous verre permettent la présentation de personnages clés qui évolueront dans la vie de Basquiat. On y reconnaît Madonna, Andy Warhol, Klaus Nomi et Keith Haring. La musique jazz accueille le visiteur et une carte géographique de Manhattan illustre les lieux fréquentés par l’artiste. Tout le parcours de l’exposition est fluide. Les textes offrent une visite chronologique ponctuée de musique et de vidéos d’archives très révélatrices de l’époque. Ils sont essentiels à la bonne compréhension de la thématique. Une application téléchargeable sur son téléphone personnel met en scène une réalité augmentée qui, si elle présente des analyses pertinentes des œuvres et de la musique d’époque, reste encore un peu difficile à manipuler. Elle risque de distraire d’une appréhension spontanée du propos de l’exposition, et surtout, de détourner le regard du spectateur de chacune des œuvres.
Les thèmes qu’aborde Basquiat critiquent et dénoncent les inégalités raciales. Cette posture que l’on retrouve largement analysée dans l’excellente publication qui accompagne l’exposition est essentielle à la compréhension de l’ensemble de l’œuvre. Cette quête d’égalité et de liberté se manifeste sous différents aspects, par exemple, dans une iconographie qui montre des corps noirs en souffrance, la bouche ouverte, dont on peut imaginer qu’un son de douleur et de désespoir s’en échappe. C’est l’œuvre Arm and Hammer II de 1985, réalisée en collaboration avec Andy Warhol, qui est emblématique du propos et de la méthode de travail de Basquiat. Deux artistes juxtaposent leurs œuvres de nature opposée. D’un côté, Warhol reprend l’étiquette d’un contenant de poudre à pâte sur laquelle l’image d’un bras puissant armé d’un gourdin est prêt à frapper. De l’autre, la peinture de Basquiat montre un saxophoniste noir au centre de la répétition de cette même étiquette. Le bras armé a disparu pour faire place à un buste d’homme noir avec l’ajout du mot Liberty. Le message est sans équivoque. Il revendique la liberté et l’égalité.
La poésie, les mots dans les œuvres de Basquiat, sont en général obscurs. Les carnets de 1981 en sont la démonstration. D’ailleurs, l’écriture, qui se donne à voir comme des notes de musique, est si présente sous toutes ses formes à la surface des tableaux qu’une analyse méticuleuse des textes pourrait faire émerger un nouvel aspect de sa pensée. La musique et l’écriture sont donc deux éléments clés qui, par leur usage raffiné de la part de Basquiat, s’éloignent carrément du graffiti, vu plutôt comme un geste spontané et intuitif réalisé dans l’urgence. Or, Basquiat est un excellent peintre. Il a le sens inné de la composition, de l’harmonie et du geste. Il sait juxtaposer des matériaux différents dans un équilibre judicieux. En ce sens, son travail est classique.
En définitive, cette exposition offre tant à voir, à entendre et à lire qu’elle demande de s’y attarder longuement. Elle ouvre de nouveaux horizons.
(Exposition)
À PLEIN VOLUME : BASQUIAT ET LA MUSIQUE
JEAN-MICHEL BASQUIAT
COMMISSAIRES : MARY-DAILEY DESMARAIS,
DIETER BUCHHART ET VINCENT BESSIÈRES
MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE MONTRÉAL
DU 15 OCTOBRE 2022 AU 19 FÉVRIER 2023