Des travaux relativement récents permettent enfin de vérifier que l’artiste « pompier » n’existe pas, que l’académisme est varié et complexe, savant et accompli. C’est à une réévaluation de l’œuvre de Benjamin-Constant (1845-1902) et à la découverte des réalisations de ses confrères académiciens appartenant au courant orientaliste que nous convie l’exposition organisée par les musées de Montréal et de Toulouse. Cette fois, le musée ne risque pas de revivre les protestations qu’il avait subies contre l’exposition Bouguereau en 1984.

Le visiteur plonge dans une atmosphère orientale dès la première salle, consacrée à la vie du peintre académique et de genre Benjamin-Constant.

Benjamin-Constant a suivi un impeccable parcours de peintre officiel de la Troisième République, lauréat de trois médailles au Salon dont il fut membre du jury, élu à l’Académie des beaux-arts, et Grand Prix à l’Exposition universelle de 1900, à la suite de laquelle il fut élevé au grade de commandeur de la Légion d’honneur. Deux grandes vitrines contiennent de nombreux portraits photographiés, gravés ou imprimés et une riche documentation découvrant notamment son indispensable Carnet de voyage au Maroc.

Le Benjamin-Constant orientaliste est rapproché avantageusement de ses confrères et collègues, les Laurens, Rochegrosse et Rixens, Boislecomte, Dehodencq, Clairin, Gérôme, Debat-Ponsan, Lecomte du Nouÿ, et surtout l’incomparable Henri Regnault et le Catalan Fortuny qu’il a rejoints en Espagne en 1871 pour découvrir l’Andalousie et l’Alhambra, palais des souverains musulmans depuis le XIIIe siècle, conquis en 1492 par le roi chrétien Ferdinand II d’Aragon.

Admiratif de Regnault et se souvenant de Delacroix, Benjamin-Constant exploitera la veine orientaliste pendant une vingtaine d’années, tout en multipliant les portraits lucratifs. Chaque année, il enverra au Salon une toile de grand format, une « grande machine », ciblant un achat par l’État destiné au musée du Luxembourg. Des Judith et des Salomé bibliques et proche-orientales, des scènes historiques empruntées aux XIVe et XVe siècle ottoman ou andalou, des sujets de genre observés dans la vie quotidienne marocaine avec sa misère effroyable, des scènes prises à la gestion chérifienne de l’empire du Couchant où sultan, calife, émir, vizir, pacha, caïd, chérif imposent leur loi implacable à des esclaves rampants et terrorisés : les devoirs et tributs dus au souverain, l’intérieur d’une prison, une gigantesque scène de reddition avec ses cadavres gisant dans la poussière lumineuse et ses têtes coupées accrochées au flanc d’un dromadaire. Les derniers rebelles soulève le cœur à la pensée de ce qui se répète aujourd’hui. Merveilles ?

Une dizaine de toiles montrent des odalisques lascives et langoureuses, femmes objets fumant du haschich, perdues dans une rêverie horizontale et s’amusant entre elles dans l’attente perpétuelle de leur maître, en réalité des esclaves sexuelles fardées, aux yeux souvent gommés sous un khôl charbonneux, claustrées dans le harem sous la surveillance d’eunuques obèses ou de janissaires menaçants. Mirages ? « …de jolis petits animaux », comme il l’avait noté dans son Carnet.

Contrairement à Gérôme, à Debat-Ponsan et au très ingresque Lecomte du Nouÿ dont les « esclaves de lit » ont la peau blanche, Benjamin-Constant, s’il sacrifie au poncif de la soi-disant douceur luxueuse du harem pour les femmes, peint souvent avec réalisme des femmes orientales à la peau mate et bistrée. Son harem sent le soufre. Qu’ils paraissent hostiles et agressifs, les deux personnages de ce couple du janissaire casqué et de l’eunuque imperturbable ! Lorsque les femmes sortent, c’est le soir sur les terrasses où « seuls les oiseaux peuvent admirer leur beauté ».

Un Orient fantasmé ?

En mars 1873, notre peintre accompagne à Marrakech la délégation du diplomate français Charles Tissot. À cette occasion, il poursuit la rédaction de son Carnet de peintre, précieux document qui prouve à l’évidence que Benjamin-Constant n’était pas ce « peintre des Batignolles » brocardé par un critique. Pendant presque deux ans, il a parcouru l’Andalousie et le Maroc, consigné précisément ses observations et ses impressions, les paysages, les hommes, les femmes, leurs attitudes quotidiennes et leurs mœurs, les vendeurs aux yeux blancs, hiératiques et impassibles, la rapine des pachas et du sultan ; il a même pénétré furtivement dans le harem de son logeur, le chérif de Ouezzan, scène troublante qu’il a laissé décanter dans sa mémoire. Benjamin-Constant a bien recréé dans la solitude de son atelier parisien, « dans le calme méditatif du souvenir, les glorieuses images » réapparues dans la magie des rêves. Son Orient « mythique » n’a pourtant rien d’imaginaire ni d’illusoire. Il se voulait peintre d’histoire, une histoire frisant parfois le genre certes, mais une histoire renouvelée grâce à une peinture audacieuse, éloignée de l’enseignement de l’École et de Cabanel.

Orient fantasmé dit-on, sous-entendant fantasmes érotiques. Pulsions secrètes du peintre ou stratégie commerciale ? Les Européens ont prisé, un temps, cette représentation d’un Orient à l’exotisme cruel et violent, d’un éden sexuel favorable à la toute-puissance des hommes.

Benjamin-Constant se rapproche de Delacroix de plusieurs façons : d’abord par la recherche de ses somptueuses couleurs – il est un coloriste brillant et audacieux –, puis par l’analogie des circonstances politiques qui l’ont conduit, quarante ans après Delacroix, à accompagner un ambassadeur lors d’une mission diplomatique au Maroc dans le même contexte de conquête coloniale de l’Algérie par la France. La présence parmi ses œuvres de cinq tableaux du grand maître Delacroix ne lui est certes pas favorable, mais force est de lui reconnaître sa propre vigueur malgré l’imprécision d’un dessin infiniment éloigné de l’académisme, masqué, justement, par l’éclat de la lumière africaine.

Dix ans d’avance

Il est paradoxal que Benjamin-Constant ait péremptoirement clamé, en contradiction avec son art, et sans doute en réaction de l’action menée en France pour la reconnaissance de la peinture impressionniste, sa détestation des impressionnistes – ces « occultistes » – entrés en art en même temps que lui, alors qu’il en avait adapté à son propre style les méthodes et les techniques, l’étude de plein air, l’exécution rapide en pleine pâte, la lumière vibrante et colorée, l’effet du soleil qui jette des taches de lumière sur le sol rougeâtre à travers le moucharabieh. Déjà au Maroc en 1871, il s’inquiétait : « comment préserver ce qui est éphémère ? » On ne peut pas ne pas penser à Manet devant certains noirs et autres non finito. De même, faut-il se rappeler qu’il fut le contemporain de Gauguin et de Van Gogh et même des futurs Fauves – ces « maniaques de la complémentaire » – qu’il a devancés d’au moins dix ans par l’audace de ses couleurs pures et contrastées, non naturalistes (voir le chameau violet de Mehmet II et le saisissant, éclatant turban du Maure de 1875 …). Le rendu des somptueux tissus transparents et des étoffes chatoyantes nous ramène aussi bien à Goya, qu’il a peut-être vu à Madrid, et à Renoir, qu’à Delacroix et à ses Femmes d’Alger.

Entre 1888 et 1895, Benjamin-Constant a traversé six fois l’Atlantique pour peindre ses clients américains et canadiens, se rendant à deux reprises à Montréal où il fut présent de son vivant dans la collection du musée. Il l’est aujourd’hui avec quatre tableaux, sans doute bientôt multipliés grâce à des dons ou à des achats.

Il aura fallu attendre plus d’un siècle pour le tirer de l’oubli total où il sombra dès sa mort, en 1902. 

MERVEILLES ET MIRAGES DE L’ORIENTALISME 
De l’Espagne au Maroc, Benjamin-Constant en son temps
Musée des beaux-arts de Montréal
Du 31 janvier au 31 mai 2015