Berlinde de Bruyckere / John Currin – Chevaux, chromos… et porno

L’une est sculptrice et flamande. L’autre peintre et new-yorkais. Tous deux déclinent en dissonance des codes discursifs. Et tous deux s’inspirent fortement de l’art du passé. Autant De Bruyckere que Currin demeurent fascinés par les moyens traditionnels de la peinture ou de la sculpture. Bien que le désir y joue un grand rôle, leurs deux expositions présentées simultanément à la fondation DHC/ART se placent sous le signe d’une forme ambivalente d’attraction-répulsion.
John Currin, coqueluche « bling-bling » du marché de l’art de New York, est un artiste coté ; il s’est hissé au sommet, en partie grâce à ses portraits semi- pornographiques, à mi-chemin entre un raffinement technique au rendu quasi académique et une vulgarité manifeste. Sa peinture pourrait s’inspirer tout autant des nus d’Hans Baldung Grien et de Cranach que des égéries salaces du dernier Picabia. Currin travaille le plus souvent à partir de croquis rapides. Ses tableaux achevés en répercutent certaines maladresses. Plusieurs détails sont volontairement malhabiles. Les mains, par exemple, semblent disproportionnées. Il en résulte un côté grotesque.
Éros et thanatos
Bien que mâtinées d’imperfections, les représentations académiques d’une grande virtuosité de Currin se coltinent avec la gouaille de la culture à deux sous. L’exposition commence par quelques-uns des portraits de femmes d’âge mûr qui ont fait connaître Currin au milieu des années 1990. Ils semblent avoir été dénichés dans une vente de garage. En un mouvement pendulaire oscillant entre dégoût et ravissement, des femmes ménopausées sont dépeintes tout autant comme des stéréotypes de désir et de convoitise que comme des êtres flétris par l’âge. À l’aune de l’hégémonie du regard masculin, ces modèles seraient à la fois attirantes et repoussantes, prisées et méprisées. Comme dans la fascination ambiguë pour le kitch qui les anime, ce qui est en cause n’est rien d’autre qu’un processus où le jugement du spectateur balance entre ce qui à la fois l’attire et le repousse.
Exploitant dans ses toiles plus récentes la même stratégie bipolaire entre attraction et répulsion, le peintre glisse du chromo au porno. Au dernier étage, un avertissement prévient que ces tableaux s’adressent « à un public d’adultes avertis ». Pourtant, ce n’est pas tant ici la vue de phallus dressés, de vulves écartelées qui choque. Le recours ambigu à la tradition picturale agit comme une caution, une plus- value et un alibi. De ce fait, le heurt entre la vacuité du sujet, son traitement et ses références historiques provoque une interrogation malaisée sur un art ne pouvant se manifester que comme un incessant retour sur lui-même.
Comme Currin, De Bruyckere utilise emprunts, citations, mélange des registres et des styles, métissage des références.
Moulées et sculptées avec minutie, des carcasses de chevaux terrassés expriment cependant une force vitale élémentaire. Les corps, avec leur animalité, ne sont jamais magnifiés. Ils contrastent avec l’idée de sublimation véhiculée par d’autres sculptures de l’artiste inspirées des crucifixions et des Pietà de la Renaissance. Mais, même dans ces descentes de croix, c’est en fin de compte le corps qui a le dernier mot. Un peu comme si l’artiste voulait donner une présence à la souffrance en mettant l’accent sur l’enveloppe des corps meurtris.
Thanatos et aussi Éros. Travaillés à la façon d’un taxidermiste, les chevaux s’imbriquent les uns dans les autres en se lovant. Installés dans une vitrine et accompagnés de couvertures de laine faisant penser à Josef Beuys, des arbres sculptés montrent comme un tissu de cicatrices leur écorce stigmatisée. Comme les dépouilles emmêlées d’animaux, ces troncs expriment autant la souffrance que le désir.
Les sculptures de chevaux fascinent par leur souci maniaque de la technique. Mais, comme dans les peintures de Currin, la ressemblance est dévoyée par des déformations. La bouche, les yeux, les sabots sont absents. Les chevaux sont modelés en cire et en époxy. Bien que les coutures soient visibles, de la vraie peau et du crin de cheval y sont transplantés. À l’instar de Currin, l’accent sur la fidélité de la reproduction participe à la sidération éprouvée devant ces œuvres. L’approche d’une rigoureuse précision est troublée par des mises en scène suscitant un sentiment d’étrangeté. Leur réalisme puisé aux maîtres anciens y lutte contre l’envahissement d’autant plus dérangeant d’un expressionnisme torturé.

Des vanités contemporaines ?
Au sortir de cette exposition, le visiteur ressent une impression d’inconfort, de fragilité. Les dépouilles de chevaux constituent autant d’allégories qui réactivent la tradition des vanités du XVIIe siècle. Frôlant le tragique, elles veulent provoquer chez le spectateur l’anticipation de l’achèvement, forcément traumatique, de sa propre existence. Figures de la mutation, les arbres en vitrine pourraient même évoquer les corps sous terre qui redeviennent vie végétale. À la façon d’une vanité contemporaine, l’artiste met en forme le passage cyclique du temps. Du reste, ces œuvres partagent avec la peinture des vanités certains de ses attributs : ossements, vestiges d’animaux ou encore emblèmes du travail artistique tels que chevalets ou cadres.
Si la peinture de Currin exalte l’illusion en ne décollant pas de sa propension à produire des fictions, son constat, paradoxalement proche aussi d’une vanité contemporaine, demeure pourtant délibérément futile et parodique. Au contraire, De Bruyckere manie l’illusion dans le but de démystifier. Avec gravité, elle nous met en face d’une méditation existentielle sur le corps et sa précarité, sur la condition humaine. Ses carcasses cauchemardesques d’animaux, ses corps fragmentés et tourmentés, incomplets et noueux font référence à la mort qui rode. Oui, ici, « tout est vanité » !
BERLINDE DE BRUYCKERE / JOHN CURRIN
DHC/ART Fondation pour l’art contemporain
465 et 451, rue Saint-Jean, Montréal
Tél. : 514 849-3742
www.dhc-art.org
Commissaires : Phoebe Greenberg et John Zeppetelli
Du 30 juin au 13 novembre 2011