BGL a marqué l’art contemporain québécois pendant vingt et un ans. En 2021, la mise à mort du collectif à la triple identité – réunissant Jasmin Bilodeau, Sébastien Giguère et Nicolas Laverdière – est devenue officielle. L’annonce coïncidait avec la dernière exposition du collectif encore en « vie », présentée à l’Île-du-Prince-Édouard. Le Musée d’art contemporain de Baie-Saint-Paul accueille, de juin à novembre 2022, la première mise en commun de leurs œuvres après ce décès carriériste.

La mise en espace des œuvres revient à la commissaire Audrey Careau, un contexte inhabituel pour les créateurs accoutumés à tout mettre en place eux-mêmes. Directrice de la Galerie 3 de Québec, qui représente BGL, Careau interagit avec familiarité, ayant déjà par le passé travaillé avec l’« entité à trois têtes » (son expression pour désigner la nature insolite du trio). Sa formule se retrouve dans la version murale de son texte introduisant l’expo­sition, qui subit pourtant une modification : un trait de crayon noir rature légèrement le passage « trois têtes ». En plus du biffage, on peut lire l’ajout des mots « six mains » au-dessus de la section modifiée. Une ultime correction par Bilodeau, Giguère et Laverdière, invités par Careau à réaliser ce mauvais coup textuel, pour préciser leur propension à la manipulation plutôt qu’à la réflexion. Même dans l’au-delà de l’art, l’esprit malicieux de BGL peut encore hanter. L’exposition nous fait expérimenter un panorama d’installations, de sculptures et d’éléments provenant directement de l’atelier du trio trépassé, réunis en une section « fouillis d’ateliers ». Aucune aspiration à la rétrospective, plutôt un hommage à l’éclectisme fougueux qui traverse ces deux décennies de travail.

En passant devant le texte mural d’entrée, il est suggéré de laisser un peu de monnaie dans le chapeau du Troubadour (2017-2018) – la première sculpture aux bâtons de popsicle en bronze du trio. Que vous ayez contribué, ou non, à la retraite de BGL, vous découvrirez que l’espace principal du musée a été complètement libéré de ses cimaises. La taille significative des plafonds de cette ancienne salle de cinéma est mise à profit pour permettre de saisir du regard la trentaine d’œuvres et objets. Deux Tableaux moustiques (2012), issus de collections privées, attirent l’attention avec leurs centaines de petites mouches écrasées sur des panneaux routiers. Chacun des tableaux a été installé en figure de proue sur les automobiles du trio, et a ensuite sillonné des routes rurales québécoises pour devenir ces sculptures sales. Les cadavres d’insectes qui se détachent depuis dix ans pour tomber à l’intérieur des caissons de conservation apparaissent tels des motifs macabres d’une expérience ridicule. Comme les éclaboussures de moustiques qui évoquent la peinture abstraite moderne, des sillons de vinyle se décollent imperceptiblement de Vieille peau (2012). Ces œuvres à l’esthétique souillée, placées ainsi dans l’environnement net du musée, créent une atmosphère où tout semble permis pour déstabiliser les perceptions du spectateur.

À travers ces étranges textures, une ambiance sonore familière englobe l’espace : celle d’une radio ouverte diffusant les ondes FM. Les discussions s’échappent de l’imposante charpente de Canadissimo : L’Atelier (2015-2017). Comme lors de sa présentation à la 56e Biennale de Venise en 2017, on peut pénétrer dans l’œuvre, mais sans devoir passer par la section du « Dépanneur » qui est toujours dans les réserves du Musée des beaux-arts du Canada. La commissaire entrevoit ce chaos d’objets colorés comme un autoportrait ancré dans la matérialité foisonnante produite sur plus de vingt ans. Une accumulation d’idées, abouties ou non, manipulées avec désinvolture jusqu’à ce qu’une œuvre se manifeste.

Autre œuvre monumentale de l’exposition, Une mort sans titre (2021) dégage une présence lugubre en comparaison avec l’impressionnante montagne de couleur et d’objets se trouvant dans l’atelier/œuvre. Triptyque de presque trois mètres et demi de hauteur et d’une longueur de six mètres et demi, l’œuvre complètement constituée de noir exprime un sinistre ; une émotion inexistante ailleurs dans l’exposition, voire dans la carrière de BGL. L’environnement monochrome sombre est un paysage intérieur, une serre où tout aurait brûlé. Composé exclusivement de lignes fines, il est possible de croire, avec de la distance, qu’il s’agit d’un dessin imposant. Difficile d’y discerner des objets précis ; il ne semble rester que la structure du lieu. La surabondance de traits brouille la profondeur établie par ces perspectives très précises – quelque chose cloche. Comme à son habitude, la bête à six mains se joue de nos perceptions : les artistes utilisent des branches d’arbres dont l’arrangement imite le langage visuel du dessin pour sculpter cette vue paysagère tripartite. Les espaces négatifs, qui seraient bidimensionnels si dessinés, deviennent des vides réels entre les branchages assemblés. Cette manière d’organiser le bois, récupéré lors de l’élagage du terrain de l’un des artistes, est reprise pour toute la série du Cyclo-peintre (Hommage à Tom Thomson) (2021). Peintes en teintes vibrantes, les tiges naturelles simulent des vues urbaines actuelles comme des autoroutes ou des ponts. Le procédé de paysages en bois fait main rappelle celui employé pour la série Cycle-pop (2020) dans laquelle des répliques en bronze de bâtons de popsicle composent des sculptures effilées. Là où la série pop prend ses inspi­rations dans la juxtaposition joyeuse de symboles divertissants, Une mort sans titre se veut le silence final à la turbulente carrière de BGL. En entrevue, la commissaire m’explique que cette œuvre quasi mortuaire se veut tout de même l’annonce d’une renaissance. Chaque perspective de la serre peut annoncer les trois carrières solos à venir ; elles sont différentes, mais des lignes transversales les relient.

En restant quelque temps dans l’exposition, un sentiment de complicité se développe. La déroute que provoquent les œuvres devient familière, mais l’aisance acquise n’empêche jamais de vivre de nouvelles surprises. La scénographie espacée de l’exposition met en évidence chaque proposition, tout comme elle crée de nombreux rapprochements matériels ou symboliques entre les éléments. L’univers singulier apparaît encore vif, prêt à être retravaillé à tout moment, comme les trois paires de souliers déposées dans Canadissimo qui n’attendent que d’être chaussées à nouveau. Restons à l’affût, il ne serait pas étonnant d’apprendre que BGL est en fait un mort-vivant ; d’autres expositions pourraient surgir comme celle présentée jusqu’en novembre à Baie-Saint-Paul.

(Exposition)
BGL
Commissaire : Audrey Careau
Musée d’art contemporain de Baie-Saint-Paul
Du 18 juin au 6 novembre 2022