BIECTR : un air de liberté
Douze mille visiteurs ont fréquenté la 10e Biennale internationale d’estampe contemporaine de Trois-Rivières. Il s’agit d’un record. Il donne la mesure du succès de l’événement. Certes, ce succès s’explique par la qualité remarquable des œuvres exposées, leur diversité et le panorama qu’elles offraient, donnant un aperçu quasi mondial de l’état des arts de l’estampe à l’heure actuelle.
La Biennale internationale d’estampe contemporaine de Trois-Rivières doit à chacune de ses éditions relever un défi de taille. « Nous avons comme mandat de présenter un panorama fidèle de la production internationale de l’estampe », déclare Élisabeth Mathieu, la présidente et directrice artistique. Ce qui frappe d’emblée, c’est le souci de recherche tous azimuts dont témoignent la plupart des œuvres. Il se manifeste par la capacité sans limite des artistes à utiliser l’estampe pour déployer des univers narratifs, imaginer des poétiques personnelles, lancer des clins d’œil, glisser des allusions culturelles, questionner le métier et ses moyens pour évoquer, développer l’art de l’estampe dans un espace tridimensionnel, et même utiliser l’estampe comme outil d’investigation philosophique. Il est clair que l’estampe traverse une période de bouillonnement créatif. « L’estampe, c’est un choix. C’est le côté main, le côté charnel. C’est le côté technique, manuel, original…c’est l’aspect temps, minutie…c’est faire ce qu’on aime », explique Alain Piroir, conseiller technique en gravure, maître imprimeur de nombreux artistes estampiers. Son atelier ainsi que l’espace de la galerie Robert Poulin prolongeaient la Biennale à Montréal en proposant sur leurs murs les œuvres de quelques-uns des artistes sélectionnés.
Il est impossible de rendre compte des quelque 300 œuvres de l’ensemble de la manifestation signées par 51 artistes retenus (parmi les 420 candidatures reçues) provenant de 19 pays. En l’absence d’un thème unificateur, je me suis efforcé de m’attarder sur certaines de celles qui traitent des catégories où elles étaient regroupées et sur celles qui, pour diverses raisons, ont tout simplement retenu mon attention.
Le palmarès
Le Grand Prix de la Biennale a été décerné à Sabine Delahaut (France) pour Le rendez-vous galant, une œuvre de tendance narrative et surréaliste aux sombres échos romantiques, réalisée à la pointe sèche. Dans cette œuvre s’imposent l’image d’un renard évoquant un animal archétypal dont la tête est impressionnante de réalisme et de beauté, ainsi que celle d’un corps féminin drapé où l’on entrevoit des culottes de French cancan. « Chaque personne a une part d’animalité », justifie l’artiste.
Le Prix Desjardins a été attribué à Agatha Gertchen (Pologne) pour Objet_06, une manière noire, qui associe une expression lapidaire minimaliste à de subtiles références organiques.
Le Prix Télé-Québec est revenu à Sarah Galarneau (Québec), pour des installations étagées en trois dimensions, feuilles juxtaposées bleu foncé réalisées en linogravure, série symbolisant – et non pas reproduisant – l’embryogenèse des plantes, à partir de la cellule avant sa division, en passant par le développement des feuilles séminales… L’œuvre démontre que le bizarre, le légèrement fantasque peut aussi contenir une note éducative apte peut-être à inspirer l’action écologique.
Le numérique occupe de nos jours un rôle primordial dans tous les domaines de la vie. Élisabeth Mathieu explique que pour ce qui est de la Biennale, le travail numérique est accepté dans la mesure où le travail de la matrice et de l’impression est – au moins en partie – réalisé à la main. Pour satisfaire cette condition et faire valoir son intérêt pour le travail numérique, Jean Dibble (États-Unis) propose une série de portraits d’un fin mordant psychologique sur un fond de couleur légèrement pointilliste, en superposant une couche d’encre d’impression numérique à la planche qui a aussi subi une impression manuelle.
Pour faciliter la compréhension des nombreuses œuvres, les organisateurs les ont classifiées en catégories thématiques : territoire, fable contemporaine, indignation – mot plutôt vague, qui se réfère à la critique politique et sociale de l’actualité – ainsi que géométrie / forme hybride etc. Évidemment, dans bien des productions, ces catégories se recoupent.
Hybridités
Les œuvres hybrides – comportant plusieurs techniques de l’estampe – étaient nombreuses, de même que celles déployées dans l’espace. Ainsi, les images-miroirs dont parle Saskia Jetten (Vancouver, Colombie-Britannique) au sujet de ses créations, se donnent comme des formes de « méditation ludique sur l’identité » ; elles sont composées d’un tas de livres, d’un mannequin recouvert de tissus aux dessins gravés surmontés d’une tête grotesque au nez démesuré… L’esthétique est dadaïste ou, à la limite, conceptuelle ou postmoderne : le tout occupe l’espace de manière théâtrale.
Alexandra Haeseker (Alberta) a créé des sérigraphies sur papier synthétique aux couleurs primaires fortement saturées d’une brillance qui évoque la société de consommation. Elle utilise une encre latex qui renforce l’impression de matière plastique des objets. Ses housses colorées sont pliées, recroquevillées de manière tourmentée comme d’étranges sacs d’ordures ; elles évoquent des dépotoirs où, à bien y regarder, l’on découvre des formes humaines, des cadavres dont on semble s’être débarrassé. Des insectes sordides posés çà et là – très habiles trompe-l’œil – suggèrent l’idée de roman noir ou de dérive sociale.
Sohee Kim (Corée du Sud) produit des images à l’eau-forte d’un humour subtil qui rappellent le monde de l’enfance et celui du théâtre de marionnettes. Elle offre une critique à la fois délicate, gentille et curieusement acérée, du consumérisme et du primat de l’instantanéité qui hante la société asiatique développée. L’artiste dit d’ailleurs dépeindre « les conflits et l’aliénation ». Inoubliable est cette petite fille qui nage avec masque et tuba dans un bol de soupe coréenne aux nouilles, au milieu d’une confusion de débris inidentifiables.
Suzie Allen (Trois-Rivières) crée des eaux-fortes monochromes de forêts aux minces troncs élancés qui se ressemblent mais ne sont pas identiques. Chaque forêt a sa délicate identité. L’artiste écrit : « L’observation, la contemplation et l’émerveillement qui se révèlent dans le clair-obscur scintillent de lumière1… » Ces effets de lumière relèvent d’un sentiment sacré et mystérieux de la nature qui évoque l’école de gravure allemande ou hollandaise des temps du baroque.
Les aquatintes monochromes aux accents veloutés de Marcelle Hanselaar (Grande-Bretagne) dépeignent la violence d’un monde qui produit constamment des masses de réfugiés. En revanche, Roberto Koch (Argentine) se sert des ressources texturales de la linogravure pour produire des images oniriques en noir et jaune d’objets indéfinis – on devine des bribes de colonnes antiques – qui occupent la surface d’une planète lointaine du cosmos. Rafraîchissante, apte à ouvrir des perspectives séduisantes, cette exploration flotte sur une note clairement philosophique.
La 10e Biennale internationale d’estampe contemporaine de Trois-Rivières se qualifie donc comme l’un des événements les plus marquants de l’été 2017.
Biennale internationale d’estampe contemporaine de Trois-Rivières
Trois-Rivières : Centre d’exposition Raymond-Lasnier, Galerie d’art du Parc, Musée Pierre-Boucher et l’ancienne gare ferroviaire
Montréal : Atelier Alain Piroir, Galerie Robert Poulin
Du 18 juin au 10 septembre 2017