Mettant provisoirement entre parenthèses sa série consacrée au rôle des outils numériques en architecture, le Centre Canadien d’Architecture explore l’élément fondamental en architecture qu’est la « pièce ». Richement documentée, l’exposition Des pièces à ne pas manquer revisite cette notion à travers les approches inédites de deux architectes issus de générations et de continents différents : Umberto Riva, Italien, né à Milan en 1928 et Bijoy Jain, Indien, né à Mumbai en 1965.

Le circuit, qui débute par les projets de Jain, traite tout d’abord d’un problème crucial en Inde : la démolition des bâtiments. Ici, Jain poursuit une recherche spéculative centrée sur Mumbai et Surat qui étudie les conséquences des transformations urbaines rapides, révélatrices des forces économiques et physiques à l’œuvre dans un quartier. De grandes photographies montrent différentes étapes de démantèlement de bâtiments à étages. Curieusement, ces espaces désossés et colorés semblent parfois encore habités. Autre problème qui frappe nombre de grands ensembles urbains de logements réservés aux migrants, construits hâtivement : le manque de lumière et d’air dû à la structure en forme de boîtes superposées. Une maquette illustre très bien la question. Pour remédier à cette lacune, Jain propose des solutions simples applicables ailleurs : conserver la disposition originale tout en élargissant les couloirs et en étendant le périmètre externe de l’immeuble. Le complexe résidentiel Saat Rasta traduit l’intérêt de Jain pour la dimension communautaire : il s’agit d’un ensemble résidentiel et ouvrier de six unités, dont une partie appartient à l’architecte. Chacune des six unités comprend une ou deux cours, avec une toiture inclinée recueillant la pluie, un élément central dans le travail de Jain. Les imposants dessins faits d’adhésif blanc sur du contreplaqué (pour résister à l’humidité) ont été exécutés par les charpentiers eux-mêmes. Réalisés à grande échelle, ils permettent de visualiser parfaitement la future apparence des éléments représentés. Le rôle actif de l’équipe, du chantier jusqu’au dessin technique, dont l’architecte souhaite la plus grande lisibilité possible, apparaît dans plusieurs projets. Lorsque Jain s’est réinstallé en Inde en 1996 après ses études et sa formation aux États-Unis, il a construit des espaces réservés à des douzaines d’employés à proximité de sa résidence. Une vidéo montre la ruche que forment ainsi les Studios Mumbai Architects qu’il a fondés, où employés, dessinateurs, maquettistes et maçons cohabitent efficacement, dans une ambiance collective impensable en Amérique du Nord. En début de parcours, une table et des chaises de style très dépouillé (dessinées par Jain) incitent les visiteurs du CCA à se plonger dans la lecture d’une série d’ouvrages qui explicitent les projets et leur contexte, avec une foule de détails intéressants sur les architectures éphémères et les coutumes en matière d’habitat. Jain rappelle souvent dans les entrevues qu’il accorde que l’architecture durable fait intégralement partie de la tradition indienne.

Illustrée par de belles photos soulignant le jeu de briques, la Maison d’Ahmadabad (2012-2014) traduit le souci d’être en phase avec l’environnement physique et social : résidence principale d’une grande famille élargie, le lieu doit régulièrement accueillir des rassemblements organisés dans des cours, autour desquelles le bâtiment s’articule. Des documents montrent comment l’architecture s’adapte au climat chaud (système de rétention d’eau auquel participent les arbres plantés). On apprend que si les briques rouge terre ont été fabriquées sur place selon l’habitude dans la région (à partir de terre récupérée lors du creusement des fondations), c’est aussi en vue de préserver une population de paons vivant sur place. La nudité des lieux est frappante et suggère une conception du mobilier domestique complètement étrangère à la nôtre. La Maison de cuivre, une résidence secondaire, est un bijou de simplicité. Conçue de façon à résister au débordement ponctuel du canal qui la jouxte, elle possède une cour intérieure pavée de basalte noir. Enfin, la série consacrée au complexe de Dehradun (en cours de réalisation) situé au pied de l’Himalaya, destiné à accueillir 25 tisserands et conçu comme un système agricole autosuffisant, constitue une installation aussi magistrale qu’éclairante, dont on goûte tous les détails : le film illustrant l’inscription du projet dans le paysage, les photographies et les grandes maquettes détaillant les espaces de travail, d’exposition et de rassemblement (y compris des métiers à tisser miniatures) et les tables portant des échantillons de matériaux, tout éclaire la finalité du projet et confirme la dimension profondément éthique de l’approche de Jain qui a su renouer avec les matériaux locaux et les méthodes traditionnelles pour produire une architecture qui frappe autant par sa beauté et sa simplicité que par sa capacité à placer l’être humain en harmonie avec son environnement matériel, climatique et social.

Basant son travail sur la déconstruction de l’organisation spatiale, Umberto Riva réinvente l’espace intérieur en l’organisant comme une séquence d’espaces fluidement interconnectés. Pour traduire sa conception particulière, l’exposition a créé, à l’aide de divisions et de panneaux, un circuit qui donne aux visiteurs la sensation de pénétrer dans un lieu aménagé par Riva. Discrètement accrochés ça et là, tonifiant judicieusement la scénographie, quelques tableaux abstraits (pastels) de Riva confirment les explorations subtiles de la couleur que l’on remarquera en prenant connaissance de la dizaine de projets présentés. Lorsqu’il s’agit d’aménager un bâtiment existant, par exemple la Casa Frea à Milan, Riva n’hésite pas à proposer une nouvelle progression à travers le lieu, en créant grâce à des portes élargies ou des panneaux de verre encastrés dans des murs porteurs, des vues transversales qui modifient horizontalement et verticalement les perspectives et les entrées de lumière. Il dessine un mobilier physiquement harmonisé avec le lieu. Pour rompre la frontalité monotone, il ose proposer une fenestration en angle. Pour la Casa Miggiano dans les Pouilles (1989-1996), Riva prévoit pour la façade sud un renfoncement qui laisse entrer la lumière tout en divisant verticalement le volume en deux parties. La maquette aide à percevoir l’efficacité et l’originalité de cette solution. Lorsqu’on apprend au passage que Riva conçoit et dessine lui-même l’ensemble des projets, des croquis préliminaires aux dessins et détails de construction, on est rempli d’admiration. La grande attention portée aux détails, une caractéristique qu’il partage avec Jain, se remarque dans le choix du revêtement des bâtiments qui doit se patiner en harmonie avec les usages locaux de pierre et de couleurs. L’espace réservé à la série de lampes créées par Riva constitue une belle surprise : faites de verre de Murano qui donne une grande douceur d’éclairage, elles ont quelque chose de raffiné et de sculptural qui leur fait traverser le temps.

« Regarder l’architecture aujourd’hui nous laisse trop souvent sur notre faim », pouvait-on lire dans l’introduction à l’exposition signée par Mirko Zardini, commissaire et directeur du CCA. Qu’il se rassure. La lacune est largement comblée par cette exposition qui donne intelligemment et concrètement accès à la pensée et aux réalisations de deux architectes que l’on n’est pas près d’oublier.

BIJOY JAIN, UMBERTO RIVA DES PIÈCES À NE PAS MANQUER
Commissaire : Mirko Zardini
Centre Canadien d’Architecture, Montréal
Du 4 novembre 2014 au 19 avril 2015