Il est possible de visiter à rebours l’exposition rétrospective que le Musée national des beaux-arts du Québec consacre à Pierre Bonnard (1867-1947). Donc d’aborder son œuvre par la fin, c’est-à-dire par la période marquée par la couleur radieuse.

Peintre de La couleur radieuse : voilà en deux mots qualifié Pierre Bonnard. La couleur radieuse, c’est aussi ce qui caractérise sa manière et ce qui le distingue des peintres de la première moitié du XXe siècle. C’est le titre de l’exposition du Musée national des beaux-arts du Québec.

Étonnant Bonnard qui traverse apparemment sans s’émouvoir les révolutions esthétiques : suprématisme, cubisme, dadaïsme, futurisme, constructivisme, surréalisme, pour ne s’en tenir qu’à celles-là ! Certes, les effets de coloration diffuse des dernières toiles désignent Bonnard comme un artiste proche de l’abstraction. Il ne bascule pourtant pas dans ce style. Il reste fidèle jusqu’à ses derniers jours (janvier 1947) à ses explorations : il produit la lumière, il ne la copie pas.

Le dialogue avec la lumière

Bonnard est moins soucieux de rendre le réel que d’exalter l’espace de sa représentation. Les agencements de couleurs et leurs traitements (en aplats, en taches texturées, hachurées, rompues) qui bousculent les contours des formes, restent prédominants dans l’élaboration de ses toiles. Leur désé­quilibre se donne pour un équilibre. Les maladresses mêmes que l’on pourrait reprocher à Bonnard sont à mettre au compte de jugements hâtifs ! Il faut regarder longuement les tableaux de Bonnard avant de risquer un commentaire ou un jugement. Naturellement, les variations chromatiques, les éclats, les demi-teintes, les tonalités sourdes, tous les effets de luminosité ont pour support le réel. Ainsi, quand il s’agit d’un paysage, on distingue bien arbres, vallons, maisons, mer… Quand il s’agit d’un intérieur, on remarque tables, chaises, desserte, assiettes, tasses, napperons… Mais toutes ces choses ne sont que prétextes pour entamer, chaque fois, le dialogue avec la lumière, que sa source émane du ciel ou d’une modeste lampe.

Car Bonnard n’affronte pas la lumière, il entretient avec elle une conversation. C’est peut-être sous cet angle d’un échange de propos parfois vifs et riches, mais aussi amicaux et tendres, entre le peintre et les variations de la lumière qu’il serait judicieux d’appréhender ses peintures, dessins, gravures, affiches et photographies exposés au MNBAQ ou reproduits dans le catalogue qui accompagne l’exposition.

Dans les toiles de la fin et du milieu de sa vie (1925-1946), Bonnard se déchaîne, comme en témoigne Paysage du Midi et deux enfants (1925). Peintre de la couleur radieuse, il ne se soucie pas de cerner les contours de ce qu’il perçoit devant ou derrière sa fenêtre, notamment dans l’atelier de sa maison sur les hauteurs du Cannet. L’artiste se préoccupe moins que jamais de respecter les règles de la perspective, les échelles et les proportions des objets et des personnes, le vraisemblable des postures. Sa palette impose à son gré des tonalités d’or et d’azur, des dégradés de vert, des plages de rouges. Il débusque une harmonie surprenante qui tient à la justesse des touches et des plages de couleurs dans une profusion de formes (Porte du jardin de la villa Le Bosquet, Le Cannet, 1944) qui suggèrent plus qu’elles ne montrent.

Cette liberté n’est pas si nouvelle, car, en remontant sa vie, on se rend compte qu’il s’est souvent affranchi non seulement des conventions, mais aussi des écarts dont se réclament ses collègues, au profit de ses propres audaces inventives.

Nu de profil, vers 1917, Huile sur toile, 103 x 52,5 cm, Musée Bonnard, Le Cannet – Côte d’Azur

Peintre de l’intimité

C’est d’ailleurs l’une des qualités de l’expo­sition que de révéler quelques aspects des méthodes de travail de Pierre Bonnard. Si, contrairement à ses collègues impressionnistes et nabis, il ne peint pas sur le motif, il n’en soutient pas moins sa mémoire à l’aide de croquis qu’il griffe dans les pages de carnets. L’usage qu’il fait de la photographie est un peu du même ordre (Marthe au tub, 1908-1910). Un fond de quelque 200 clichés réalisés entre 1895 et 1916 a été découvert en 1987. Il atteste, certes, d’abord que Bonnard ne se prétend pas photographe, mais surtout que les petites épreuves (3,8 x 5,1 cm) tirées avec son Kodak de poche ont valeur d’esquisses. À l’image instantanée (1/30e de seconde), il préfère l’ambition de la durée qu’appelle l’image peinte. Néanmoins, la photographie offre à Bonnard des vues plongeantes, des cadrages serrés, des horizons écrasants qui vont nourrir ses toiles. Ces découpages de l’espace confortent, en outre, son plaisir de rompre avec l’académisme des nus (Nu de profil, vers 1917).

Peintre de l’intimité, tel demeure Pierre Bonnard. Il n’exprime pas mieux la sensualité et l’érotisme de la vie quotidienne privée qu’avec les représentations de ses modèles, et notamment de sa femme Marthe, dans le naturel de leur nudité au sein du huis clos de la salle de bains, mais aussi dans la lumière feutrée des diverses pièces de la maison (Intérieur au balcon, 1919). En remontant ainsi le temps, c’est un Bonnard sévère qui s’impose. Il compose des scènes de la vie quotidienne, inscrites dans des intérieurs sombres, où parfois les personnages sont difficilement visibles. L’artiste recourt à de tels camouflages pour solliciter et maintenir l’attention du regard sur les détails de ses compositions (La lampe, 1899). Il joue ainsi sur les effets de retards perceptifs pour imprimer de la durée à l’image peinte. Cette intention est peut-être sous-jacente aux œuvres de jeunesse qui ouvrent l’exposition, regroupées sous le thème Paris, la rue, la vie, qui déjà affichent le souci de l’artiste de vouloir tout inscrire sur la surface picturale, dans un désordre qui se moque des règles de la logique spatiale (Personnages dans la rue avec tramway vert, 1905). Il est possible alors de revoir l’exposition dans son découpage chronologique et thématique. Alors surgira l’émotion des moments qui passent où il ne se passe rien : la vie avec ses miroirs, la blancheur de ses linges, le tremblé de ses lumières muettes.