Ce territoire que l’on porte en soi
Récemment présentée à la Galerie de l’UQAM, l’exposition réunit trois artistes femmes de la nation des Pekuakamiulnuatsh de Mashteuiatsh (1) : Marie-Andrée Gill, Sophie Kurtness et Soleil Launière. Ce projet commissarié en 2021-2022 par Sonia Robertson dans le cadre d’une résidence au centre d’artistes Le LOBE avait pour objectif de guider les artistes dans leur réflexion sur la notion de territoire, leurs relations avec le Nitassinan (2) et la transposition de cette connexion intangible dans une galerie d’art. Car bien que le territoire que l’on habite soit un lieu réel, dès qu’on le quitte, sa prégnance s’impose parfois en réminiscences.
LE NITASSINAN ET SES IMAGINAIRES
La poète et autrice Marie-Andrée Gill sonde le potentiel installatif de sa poésie en transformant l’espace de la galerie en campement, lieu où il est possible « de prendre le temps de prendre son temps3 ». Au mur, une trame narrative composée de phrases découpées à même la biographie officielle de Céline Dion, figure universelle, ou kitsch, de la pop culture. Ce nouveau récit à saveur autobiographique présente l’histoire d’amour de Céline Puamu/Grégoire, sorte d’alter ego de la poète4. Le titre de l’œuvre, Céline Kushpu (2022), signifie en nehlueun « Céline monte dans le bois de façon traditionnelle », c’est-à-dire en canot ou à la marche. Encore utilisé aujourd’hui, ce terme réfère aussi à des modes de transport modernes tels que la motoneige ou la camionnette. Des objets du quotidien au potentiel rassembleur – pièces de LEGO, jeu Lite-Brite, thé Salada – sont disposés sur des socles et ont été sélectionnés par Gill pour souligner l’inscription de sa nation dans cette modernité. Ces emblèmes de réconfort génèrent un espace de dialogue visant à démocratiser le langage artistique. Pour la poète, ils agissent également comme des points de repère rassurants puisqu’il existe un lien étroit entre ces derniers, le territoire et sa démarche de guérison.
Le territoire joue également un rôle essentiel pour l’artiste et graphiste Sophie Kurtness et constitue le ciment de toutes ses œuvres. Dans Takuneu, porter la vie5 (2022), des pensées inscrites sur le sol guident nos pas vers l’installation évoquant une hutte de sudation, un ventre maternel, un retour aux sources. Au centre, quatre pierres suspendues dans de petits hamacs représentent les quatre enfants portés par l’artiste, référence directe au titre de l’œuvre. L’environnement sonore incite au recueillement, à l’introspection. Les battements de cœur d’un bébé, le teuehikan6 et le rire de l’artiste rappellent combien il est facile d’être heureux dans les bois et soulignent la nécessité de réfléchir à notre rapport à la nature. Au mur, six tableaux reproduisent des éléments naturels, par exemple des bleuets, sous lesquels se trouve le nom en nehlueun « minish ». Cette œuvre, intitulée Connexion (2021), traite du lien entre langue et territoire ; particulièrement lorsqu’on active en parallèle l’application Artivive, qui révèle des toiles où l’artiste se met en scène en interaction avec celui-ci.
Avec Ninanamapalin/Mon corps tremble (2021), l’artiste multidisciplinaire Soleil Launière traduit en installation une performance qu’elle a réalisée pour Le LOBE en septembre de la même année : à cette occasion, elle a parcouru le territoire comme l’ont fait ses ancêtres, des monts Valin aux rives du lac Saint-Jean, en passant par le chemin de fer qui traverse le terrain situé derrière sa maison familiale. Établie à Montréal, Launière a profité de ce passage dans sa région natale pour se reconnecter avec le lac, ses ancêtres et les animaux qui peuplent le Nitassinan. Par exemple, en disposant des ossements sur le sol de la galerie, elle choisit d’évoquer concrètement un corbeau s’étant d’abord offert à elle sous forme de rêve. Une composante sonore vient s’ajouter au dispositif. L’artiste recourt au chant et aux vibrations du train pour faire ressentir, dans l’espace d’exposition, les tremblements du corps réagissant à ce retour aux sources. L’installation transpose le corps performatif, qui n’est plus en action dans l’« ici et maintenant » de la galerie, mais ailleurs et dans un autre temps. La résonance de la performance réalisée sur le Nitassinan se manifeste par l’entremise des éléments qui composent l’installation – poème au mur, chants, sons, objets, photographies – et qui témoignent de l’inscription du corps de l’artiste dans, plutôt que sur, ce territoire qui vit à travers elle.
Bien que le territoire imaginaire s’exprime sous diverses formes artistiques propres à la démarche de chacune des artistes, il se dégage de leurs œuvres des thèmes qui les unissent, tels que la notion de guérison, d’ancrage et de connexion, mais aussi celle d’absence. Car, dès qu’elles quittent ce lieu d’enracinement, sa prégnance se révèle en rêve, rappelant que le territoire est aussi ce que l’on porte en soi7.
1 Mashteuiatsh est une communauté ilnue située dans la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean. En nehlueun, la langue ilnu de Mashteuiatsh, « Pekuakami » signifie « lac peu profond » et est utilisé par les Pekuakamiulnuatsh pour nommer le lac Saint-Jean.
2 « Nitassinan » et « Tshitassinu » signifient « notre territoire, notre terre ». Les Pekuakamiulnuatsh emploient « Nitassinan » pour parler de leur territoire avec des personnes qui ne font pas partie de leur nation alors qu’ils privilégient « Tshitassinu » entre membres de la nation. Voir Sonia Robertson, Carnet no 41 (Montréal : Galerie de l’UQAM, 2023), p. 12.
3 L’œuvre avait une composante collaborative, par exemple ici l’inscription faite par le fils de l’artiste sur le mur de l’installation.
4 Un zine réunissant les seize collages réalisés par l’artiste est disponible sur le site Web de la Galerie de l’UQAM.
5 « Takuneu » est un verbe animé qui signifie « porter » ou « tenir dans ses bras ».
6 « Teuehikan » signifie « tambour ».
7 Les informations présentent dans ce texte proviennent du Carnet no 41 rédigé par Sonia Robertson et des entrevues disponibles sur le site Web de la Galerie de l’UQAM, réalisées par l’accompagnatrice Caroline Nepton Hotte, membre de la communauté de Mashteuiatsh, doctorante en sciences des religions et professeure au Département d’histoire de l’art. À noter que l’autrice, aussi originaire de la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean, a également collaboré avec Nepton Hotte à titre d’assistante de recherche lors de la résidence de commissaire de Sonia Robertson au centre d’artistes Le LOBE.
(Exposition)
ESHI UAPATAKAU ISHKUEUATSH TSHITASSINU/REGARDS DE FEMMES SUR LE TERRITOIRE
MARIE-ANDRÉE GILL, SOPHIE KURTNESS, SOLEIL LAUNIÈRE
ACCOMPAGNATRICE : CAROLINE NEPTON HOTTE
COMMISSAIRE : SONIA ROBERTSON
GALERIE DE L’UQAM, MONTRÉAL DU 10 FÉVRIER AU 1er AVRIL 2023