Chaque jour, nous sommes inondés d’une multitude d’images qui, paradoxalement, sous prétexte de nous transmettre des informations, nous éloignent systématiquement d’une réalité que nous nous acharnons cependant à vouloir saisir à tout prix. L’image que véhicule l’œuvre d’art n’échappe pas à cette fatalité qui a quasiment valeur de règle. Voilà ce que rappelle Chuck Samuels, photographe dont la démarche créatrice pourrait se définir comme un modèle plus qu’un mode d’appréhension du visible.

L’artiste se demande comment débusquer, derrière les apparences, la nature véritable de l’image considérée comme support d’une relation authentique (non récusable) avec le réel ou, du moins, avec ce que nous pouvons en capter. Un sujet aussi sérieux ne peut être traité sans une bonne dose d’humour. Chuck Samuels n’en manque pas. Et, à l’instar d’un Woody Allen, irrésistible dans le rôle de l’homme caméléon qu’est Zelig, Samuels s’insinue avec une feinte innocence dans ses mises en scène photographiques souvent très drôles.

Dans son exposition Avant la photographie, Chuck Samuels relate les différentes étapes du rapport si singulier qu’il entretient à l’égard du monde de la photographie. Il invite ceux qui regardent ses séries de montages à revenir sans cesse sur la notion d’objectivité qu’il remet en cause à partir de la perpétuelle dichotomie qui sépare et relie le sujet représenté et l’interprétation que sa représentation entraîne.

Il est utile de mentionner, à la suite de l’artiste lui-même, combien Chuck Samuels est redevable à son père de sa passion pour la photographie et le cinéma. Cette source originelle justifie le mot avant placé en tête dans le titre de son exposition Avant la photographie. Préposition de modestie bien que l’artiste soit le personnage principal des images. Le mot avant recouvre aussi tout ce qui concerne l’inspiration et la préparation de l’image qui sera donnée à voir : sélection du sujet, lieu, cadrage, montage, etc. Enfin, par avant, l’artiste entend montrer des photographes à l’œuvre, c’est-à-dire armés de leur appareil et parfois de tout leur attirail : trépied, éclairage.

Pratiquement, l’exposition Avant la photographie comprend quatre volets. Dans Home’s movies, Chuck Samuels exploite — procédé de récupération — un lot d’images tirées de ses archives familiales en leur donnant un caractère fictif : la photo de Chuck adolescent, par exemple, correspond à un instant suspendu, une mise en abîme. L’exploration du milieu familial se prolonge dans Chuck Goes to the Movies, fresque de 108 images extraites de films populaires ou d’émissions de télévision. Ces documents que l’artiste a visionnés avec son père s’étendent de l’enfance du photographe au décès de son père. Dans les autres sections de l’exposition, Last Words on Photography et Chuk’s Family Photos, l’artiste met à l’avant-plan, notamment dans certaines de ses images, des personnages munis d’un appareil photo ou d’une caméra.

Le caractère drôle et critique qui caractérise le considérable ensemble d’images qui compose Avant la photographie provient de la situation ambiguë qu’adopte l’artiste : spectateur, acteur et parfois spectateur et acteur en même temps. Par exemple, Chuck Samuels s’installe délibérément dans l’image et côtoie Batman ; dans une autre photo, c’est son visage qui est sous le casque du cosmonaute qui marche sur la Lune. Les incrustations tout comme les substitutions font éclater la codification qui confère leur distance et leur inaccessibilité aux images qui submergent notre vie quotidienne. Les manipulations qu’effectue l’artiste se trouvent ainsi dotées de la vertu de nous en permettre l’appropriation, car en se plaçant dans l’image Chuck Samuels invite le spectateur à en faire autant. Le phénomène se reproduit devant les clichés d’appareils photos que brandissent des journalistes : voici le regardeur dans la posture du personnage de l’actualité traqué par les lentilles et les projecteurs et, dès lors, (futur) sujet de l’image. Justement ce souci de prolongement du temps revitalise sans cesse les images de Chuck Samuels. Qu’elles évoquent un avant, c’est toujours d’un maintenant porteur d’un après où elles assument à la fois proximité et pérennité qu’elles tirent leur pouvoir et dépassent les forces persuasives de l’image qui se donne comme un reflet du réel. Belle illusion. 


CHUCK SAMUELS – AVANT LA PHOTOGRAPHIE — BEFORE PHOTOGRAPHY
Exposition du Conseil des arts de Montréal en tournée tout au long de l’année 2012, conçue et réalisée par Dazibao