Avec Corphée, le sculpteur Claude Millette pourrait bien rendre visible l’oscillation entre les pôles du paradoxe force-fragilité : le vacillement entre l’indéniable robustesse de la matière et la représentation lyrique de l’élan. Cristallisations de l’éphémère, saisies de l’instant, les constructions miment les mouvements du corps humain avec une éloquente sensualité.

uand un artiste s’affirme et développe sa démarche sans être redevable à une institution ni à l’un de ses programmes, lorsqu’il acquiert la maîtrise de son art par lui-même de la façon la plus autonome qui soit, de telles prouesses attirent forcément l’attention, d’autant plus si elles sont marquées par la reconnaissance de ses pairs. Claude Millette incarne un exemple de réussite parmi les rares créateurs qui ont choisi la voie de l’indépendance. La détermination de ce sculpteur est remarquable et son engagement farouche. Sa réceptivité à des œuvres importantes, réalisées par d’autres sculpteurs, sa capacité à en saisir les principes intrinsèques afin d’en extraire des enseignements utiles à sa recherche, les échanges privilégiés qu’il a eus avec les Robert Poulin, Armand Vaillancourt, Ulysse Comtois, Jordi Bonet et autres, ont forgé sa pensée et jalonné son cheminement si singulier.

Les sculptures publiques sont ses pièces les plus connues. Claude Millette s’est distingué en réalisant de nombreux projets d’art public dont plusieurs gagnants du programme Intégration des arts à l’architecture et à l’environnement1. Plus d’une trentaine de ses œuvres monumentales marquent le paysage, la plupart sont réparties à travers le Québec ; certaines, cependant, sont installées à l’étranger, notamment en France, en Russie et au Costa Rica.

L’horizontalité d’un arc

Spécialiste de la transformation de l’acier, il érige des structures tridimensionnelles linéaires abstraites, lourdes et solides, qui rappellent l’héritage des nombreuses configurations de métal soudé exploitant le vide, dont les Julio Gonzalez, David Smith, Anthony Caro et Marc Di Suvero ont exploré la nouveauté dans les décennies suivant la Deuxième Guerre mondiale.

Parallèlement à la réalisation de commandes, tout en conservant son approche minimaliste, Claude Millette poursuit une démarche plus personnelle. Jusqu’au milieu des années 90, la majorité de ses œuvres est caractérisée par l’utilisation presque exclusive des droites et des angles. La série Corphée, amorcée en 2006 et inspirée de la danse, conserve la dominante linéaire, mais quitte les structures rectilignes et adopte principalement la courbe.

Les trois éléments de Corphéum no 6 (2014) sont composés de plans arrondis, minutieusement découpés dans l’acier Corten privilégié par l’artiste pour sa grande résistance. La longueur d’une de ces lignes effilées surpasse largement les autres en changeant de direction. Elles subissent une inclinaison si accentuée que la verticalité initiale décrit un arc qui rejoint presque l’horizontalité. L’assemblage des plans, complexe et minutieux, crée l’illusion de la continuité de la matière. Deux poutrelles espacées, ancrées au sol, constituent l’assise de la structure autoportante. Les pièces, jointes par leur extrémité la plus fine, défient la gravité. Le ton rougeâtre de la surface résulte de l’oxydation. L’énorme tension imposée à l’acier accentue l’effet de mouvement, tel l’élan d’un danseur métaphorique enveloppé d’une peau de rouille.

Le contraste évident entre la matière et la forme se retrouve aussi dans les pièces en acier inoxydable. Les lignes tronquées de Corphéum no 7 (2015) sont doucement incurvées, légèrement tordues, dans une structure ternaire similaire à celle de l’œuvre précitée. L’assemblage impeccable et la finition minutieuse dissimulent complètement le procédé créant, ici encore, l’illusion de la parfaite continuité des plans. L’expert de la technique de soudage relève le défi, apparemment dichotomique, de placer en équilibre des éléments extrêmement lourds dans une structure dynamique évoquant la légèreté.

L’alternance des contraires se confirme par le traitement des surfaces. Les pièces produites en acier Corten se transforment au fil du temps et se colorent de la chaude patine de la rouille. Les œuvres fabriquées en acier inoxydable conservent leur ton froid et présentent une variété de textures réfléchissant davantage la lumière.

Narguer le temps

Les sculptures plus anciennes ont permis d’affirmer que les structures adoptent (…) une verticalité et des dimensions favorisant l’établis­sement d’un dialogue avec les corps en mouvement des visiteurs et des passants.2 Les œuvres de la série Corphée semblent avoir muté et ne plus être en dialogue avec les corps qui les entourent, elles ont intégré le mouvement, elles en sont la métaphore. La représentation d’une réalité passagère, transitoire, comme l’état de la liquéfaction de l’acier soumis à l’ardeur du feu.

Lorsque Claude Millette marque le territoire de ses monuments durables, il nargue le temps. Il domine la matière lorsqu’il transmute la lourdeur et la rigidité de l’acier en une éloquente expression de la souplesse, de la flexibilité, voire de la grâce. L’apparente robustesse révèle de fragiles parcelles de vie : l’étreinte d’une intime vulnérabilité investie de permanence. 

(1) Depuis 1978, Claude Millette participe à ce programme institué par la suite d’une mesure gouvernementale de 1961. D’abord confié au Ministère des travaux publics, le projet a été pris en charge par le Ministère des affaires culturelles en 1981. L’artiste a réalisé plus d’une trentaine d’œuvres publiques.

(2) Boucher, M. (2007). Claude Millette. La résistance des matériaux. Sélection d’œuvres de 1976 à 2006. Expression, Centre d’exposition de Saint-Hyacinthe et Musée de Lachine, p.24.

Notes biographiques

Claude Millette vit et travaille à Saint-Hyacinthe au Québec. Élève de Robert Poulin et de Jordi Bonet dans les années 1970-1979, il pratique la sculpture, l’art public et l’installation. Il a participé depuis 1982 à de nombreuses expositions collectives et compte une trentaine d’expositions individuelles : La résistance des Matériaux, Musée de Lachine (2007), Fragmentations, Galerie d’art d’Outremont (2002), par exemple. Claude Millette a produit plus de trente sculptures d’art public au Québec et à l’étranger. Ses œuvres font partie de prestigieuses collections privées et publiques.

Claude Millette Corphée Momentum
Galerie d’art Desjardins, Drummondville
Du 30 octobre au 18 décembre 2016