Coins de vue : compte-rendu des performances à Sherbrooke
« Notre douceur est totale on nous pousse à croire le contraire. »
– Sophie Fontanel
Dans un contexte social où le contact avec l’autre est devenu hésitant, réglementé, voire désincarné, quelles sont les transformations induites aux pratiques artistiques pour lesquelles la valeur performative, la coprésence, le potentiel d’une relation humaine et spontanée sont des enjeux majeurs ?
Depuis les années 1990, la constance et la diversité des pratiques transactionnelles, relationnelles, infiltrantes et furtives au Québec ont assuré un raffinement tangible des registres de participation, des manières d’être en relation, du potentiel de la convivialité et des dépassements offerts par le partage de l’espace domestique.
Rappelons les événements Fait Maison mis sur pied, à Gatineau, par Thomas Grondin, qui se sont déroulés sur quelques décennies dans plusieurs régions et grandes villes du Québec. Il s’agissait alors de favoriser le processus plutôt que le résultat, de créer un nouveau rapport de proximité entre les publics et les artistes dans des lieux domestiques alors fréquentés par des personnes de générations différentes de plus en plus nombreuses. En septembre 2021, lors de la troisième édition de la Biennale de performance du centre d’artistes AXENÉO7, une partie de la programmation fut confiée, dans le cadre d’une résidence de commissaire, à Thomas Grondin et Anna Khimasia, réactualisant ainsi la philosophie de Fait Maison en pleine situation pandémique.
Dans ce même contexte, en filiation vibratoire avec Fait Maison et Hors-lits Montréal, la jeune commissaire Pascal e a mis à profit la capacité d’accueil d’une petite communauté de voisines et de voisins pour présenter, le 12 février dernier, la première édition de Coins de vue. Motivé par l’attitude et l’action de prendre soin, cet événement comportait un parcours déambulatoire dans les rues d’un petit quartier de Sherbrooke dans lequel quelques artistes nous conviaient à des actions spontanées ponctuées de visites dans trois maisons avoisinantes qui accueillaient Jessica Renaud, Camila Vásquez et Alex-Ann Boucher.
Regroupés, nous marchons dans la rue avec de plus en plus de confort, de curiosité, d’attention. Nous nous immisçons subtilement dans la contagion humaine et performative d’un travail artistique à la conquête du réel dans le réel. Nous maintenons le présent. La fluidité des valeurs de proximité, d’intimité, d’altérité permet à nos regards de traverser la fenêtre où l’on aperçoit une femme qui se tient debout au centre d’un salon.
Lorsque le nid se fait athanor
Une corde brute placée en forme de nid sur le tapis, des miroirs fractionnent la pièce, le corps de la performeuse, les objets autour et ceux qu’elle semble magnifier sous nos yeux. Cette réalité partiellement déformée fait basculer notre perception dans une étrangeté qui place la création d’un espace à soi en dehors d’un chez-soi matériellement identifiable. Peu à peu, le vrai salon s’estompe. Nous sommes dans les girons d’un espace intérieur actif.
Nous devenons graduellement empathiques à cette femme qui maintenant veille une balle de laine jaune, tantôt la manipule, puis semble la faire sortir de son corps, pour enfin nous l’offrir tel un objet devenu alchimique. Une présence soutenue par un monde intérieur animé s’incarne dans un enchaînement de gestes plus ou moins lents. Voilà comment Jessica Renaud contacte, densifie et partage sa propre zone de confort. La constance de son écoute active, envers ce qui l’habite et ce qui lui fait du bien, a permis la contagion d’une transformation intérieure devenue palpable pendant que nous oublions le froid, l’inconfort de nos deux pieds dans la neige mouillante.
La souciance désengagée : la sanación a través del autocuidado
Collés les uns contre les autres, postés devant une entrée vitrée, nous découvrons Camila Vásquez assise sur une chaise déposée sur une table. À cette hauteur, sa silhouette se découpe derrière les phrases colorées que la performeuse a écrites sur la surface transparente qui nous sépare.
Instantanément, sa profonde douceur et le courant fluide de son énergie vitale sans pulsion volontaire nous atteignent. Sans précipitation, l’artiste souffle dans l’eau au moyen d’une paille telle une respiration, manie un foulard au pouvoir évocateur, nous regarde. Et… c’est à peu près tout. Quelques gestes jamais superflus, un abandon sans monstration inutile. La présence est pleine et multicouche : un déroulement d’attitudes plutôt qu’une suite d’actions performatives. Nous laissons le temps, non linéaire, faire son œuvre. Tout semble avoir sa juste importance. Cette motivation souterraine de rendre vivante et accueillante une coprésence momentanée, où le personnel et le social s’entrecroisent, nous tient captifs.
Courage, souterranité et co-respondanse
En n’employant aucun mot mais seulement des sons expressifs qui sous-entendent des trop-pleins à évacuer, des ressentis déjà vécus, des sensations immédiates, des connexions agréables à renouveler, Alex-Ann Boucher nous entraîne le plus naturellement du monde à mettre en pratique, sur le vif, des modes de régénération à ajuster en toutes circonstances. Avec notre conscience de la complexité de nos vies, comment peut-on participer à la poétisation du monde ?
L’assistance alignée sur les pourtours de la galerie de la maison répond de différentes manières à ses va-et-vient dans la pièce, à ses puissants piétinements, aux affaissements du corps de la performeuse sur le bord de la porte, à ses rebondissements inattendus. Le besoin collectif d’opérer un changement se traduit par des procédés dialogiques spontanés qui n’ont pas besoin d’être explicitement nommés pour être transmis. La liberté incarnée par l’artiste agissante appelle la nôtre. On prend plaisir à cette performance – devenue collective – qui nous soutient.
La circulation des réciprocités a un effet d’entraînement. Elle nous porte plus loin que la simple démonstration de la souffrance. Elle surpasse la volonté de convaincre. Elle amplifie l’espoir à reconstruire. Dans ce potentiel viscéral partagé, le performatif et l’expérientiel facilitent le relationnel tout en sachant combien précieuse est devenue l’actualisation d’une rencontre entre humains.
Quelles forces doit-on mettre à contribution lorsque nous affirmons la nécessité de prendre soin en ce temps de pauvreté relationnelle où les paradigmes d’être vivant sont à revoir ? Il ne s’agit pas seulement de soigner, mais de prendre le risque de créer une pensée transductive dans la résurgence d’une « tendresse radicale » à offrir en tant qu’acte évolutionnaire plutôt que révolutionnaire. Voici ce que la première édition de Coins de vue, commissariée par Pascal e, nous a permis d’entrevoir.
1 Sophie Fontanel, Capitale de la douceur (Paris : Éditions Seghers, 2021), p. 41.
2 En plus d’une grande quantité d’initiatives indépendantes dont Fait Maison (long terme) et Hors-Lits Montréal (court terme), plusieurs centres d’artistes ont aussi soutenu ce genre de pratiques, particulièrement le 3e impérial, centre d’essai en art actuel à Granby qui, depuis près de quarante ans, s’est spécialisé en résidences d’artistes en art infiltrant (« d’autres manières d’habiter le réel ») tout en développant une pratique évolutive de la coproduction.
3 Le premier Fait Maison a été initié dans la maison de Thomas Grondin en août 2005. Près d’une quarantaine d’éditions ont eu lieu d’une manière régulière et plusieurs autres plus sporadiquement en 2011, 2012, 2015, 2017 et 2021. Fait Maison est devenu cyclique. À noter que ces événements d’actions performatives, souvent créés en fonction du lieu, ont été rendus possibles grâce à la collaboration soutenue de plusieurs performeuses et performeurs de Gatineau et de ses environs. De nombreux artistes locaux, nationaux et internationaux se sont souvent joints aux autres performeuses et performeurs dont, entre autres en 2007, un groupe d’artistes issus de la tradition japonaise Gutaï. Le balado Se souvenir de Fait Maison est disponible en ligne, https://axeneo7.qc.ca/archives/perf-re-agir-re-act/balado-1-fait-maison.
4 L’événement Coins de vue incluait également des artistes moins directement liés à l’art performance tout en faisant partie de la déambulation proposée. Notons la participation du duo Les fanfaronnes (Lauriane Houle, Pascal e), la personne-sandwich guide (Marguerite Lanctôt-Saumure), le duo Les passantes (Mélina Lapointe et Carine Paquin), La chorale (Cybèle Clerson, Maryse Latulippe, Camille Laliberté et Jean-François Clerson), l’hôte et la cuisinière de la soupe et du chocolat chaud (Camille Laliberté), les hôtes (Pascal e, Maryse Latulippe, Mercedez, Maryse Nicole) et la gardienne de feu (Enrika Faucher).
5 Voici quelques exemples de phrases écrites par Camila Vásquez : « Rencontrer ses limites », « Tu peux te laisser bercer », « Se bâtir une nouvelle immunité », « Tenir l’intervalle », « Tout a beaucoup d’importance ».
6 Ce changement de paradigme est au cœur de la conférence et du texte Être vivant (sous condition que le Parti de la Mort en laisse le loisir) de Paul Ardenne lors de l’événement international La nuit des idées, 3e édition : « Être vivant à l’ère de l’écoanxiété » (Trois-Rivières : Galerie R3, Université du Québec à Trois-Rivières, 2022), p. 10-26.
7 L’anthropologue et artiste Francine Saillant développe les paramètres entourant la notion du giving care dans l’article « La part des femmes dans les soins de santé », Revue internationale d’action communautaire, vol. 68, no 28 (automne 1992), p. 95-106.
8 Je fais référence, ici, au texte d’André Éric Létourneau, « Une géotransgression déterritorialisée : la Biennale de Paris, une biennale “in” », Revue de Paris, en ligne (20 février 2022), http://www.revuedeparis.fr/une-geotransgression-deterritorialisee-la-biennale-de-paris-une-biennale-in/?fbclid=IwAR0g6M7MCMKqCuA0NND424PxGIXzZf7AVLnPXXsUtEL-6tV7uspMOZo1_mg.
(Performances)
Coins de vue
Commissaire : Pascale e
Sherbrooke
12 février 2022