Amener le spectateur à participer à la création de l’œuvre d’art, voilà la principale préoccupation de mes travaux des quatre dernières années. Avec l’intention de découvrir de nouvelles possibilités de participation, j’ai entrepris, à la Rhode Island School of Design, la création d’environnements gonflables qui entourent le spectateur et lui donnent la possibilité de s’exprimer en jouant avec la matière pneumatique. Le spectateur devient sculpteur puisqu’il forme la matière de ses mouvements et sculpture puisqu’il devient l’élément important de l’œuvre, formé et entouré par le tissu, par la matière.


Pour créer ces environnements, j’avais travaillé avec un jeune ingénieur dont l’aide s’avéra non seulement utile, mais commença à donner des dimensions nouvelles à mon travail, un raffinement technique que je n’aurais pu envisager si j’avais dû travailler seul. Encouragé par ces résultats, je commençai à percevoir toutes les possibilités qu’offrait l’École, non seulement à cause des ateliers hautement spécialisés mais à cause de l’immense potentiel qu’offraient les étudiants et qui se manifestait sous forme d’énergie créatrice.

Organiser un projet de groupe, un projet qui non seulement introduirait la participation du spectateur à mon œuvre, mais qui réunirait désormais le créateur au spectateur dans le processus même de la création.

Réveiller le spectateur passif en lui donnant des possibilités créatrices. Faire du spectateur l’artiste, de l’étudiant, le professeur; non pas en ce sens que l’étudiant donnera des cours mais dans le fait même que son éducation sera son expérience de création. Éducation active, création vivante de l’artiste, du spectateur et de l’œuvre, notions désormais interchangeables… À la limite, le spectateur devient l’artiste et l’œuvre même. Il fallait donc réunir quelques-uns de ces étudiants en un groupe qui consentirait à collaborer à la création d’une œuvre dont tout restait à définir et qui offrait à chacun des possibilités égales de s’exprimer.

Formation du groupe

Assisté d’un étudiant en architecture qui avait le don des relations publiques, je réunis quelques étudiants et amis de disciplines complémentaires qui suivaient les mêmes lignes de pensées au sujet des recherches contemporaines en art, architecture, cinéma et technologie. Le groupe se composait d’étudiants en architecture, en sculpture, en urbanisme et en cinéma, d’un ingénieur et de moi-même, engagé dans des recherches sur les environnements et travaillant aussi dans le cinéma.

Nous n’avions pas d’idée préconçue sur ce qui allait sortir de notre projet mais il y avait un point sur lequel nous étions tous d’accord : cela serait le produit d’un groupe d’idées réunies ensemble pour la création d’un projet unique et unifié, et non de deux douzaines de sculptures isolées et rivalisant dans une exposition de groupe.

Évolution des rencontres

Les premières réunions furent plutôt chaotiques. Avant tout, il fallait savoir comment organiser les sessions de discussion, pour pouvoir par la suite organiser et unifier les idées. Certains pensaient qu’il nous fallait élire un directeur, idée à laquelle je m’opposai immédiatement car je savais qu’un directeur pour organiser les discussions animerait un esprit de parti qu’on voulait justement éviter dans ce genre de projet. La procédure suivante fut finalement adoptée : un secrétaire prendrait en note toutes les idées et les relirait au besoin (cette tâche serait assumée par chacun des membres à tour de rôle) ; et les sessions seraient divisées ainsi : 1. Période consacrée à faire des propositions, sans aucune limitation; 2. Lecture des propositions par le secrétaire; 3. Période de réflexion, 4. Nouvelles propositions plus globales, par chacun des membres, à partir des premières; 5. Discussions libres pour essayer d’unifier les idées.

La procédure s’avéra efficace, et à la réunion suivante deux genres de préoccupations commencèrent à se dessiner à partir des propositions déjà faites. Les premières concernaient l’espace : architecture, art, environnement; les autres s’intéressaient davantage au temps : théâtre, danse, musique. Tout d’abord, cette différence prit l’allure d’un conflit. Mais il devint rapidement évident que nous devions l’utiliser. Nous allions créer une structure destinée à abriter une série d’événements dans le temps : une sorte de théâtre dans lequel il y aurait une interaction totale entre acteurs, spectateurs et environnement. Un théâtre dans lequel il n’y aurait pas de
scène ni de décor, mais qui serait un environnement pour former, envelopper les événements qui s’y dérouleraient dans le temps. Et ce concept temps-espace serait créé, composé par ceux-là même qui allaient l’exécuter, le construire et le jouer.

Robert Carigan, l’étudiant en sculpture du groupe, et moi avions proposé, depuis le début des réunions, l’utilisation de matériaux gonflables : nous les avions tous deux employés dans nos recherches personnelles, et nous ne cessions d’en vanter les mérites. D’un autre côté le nom de labyrinthe avait souvent été utilisé pendant les discussions pour décrire la structure; à ce point, nous commencions à visualiser un labyrinthe en tissus gonflables pour abriter différentes sections de participation, participation avec les matériaux mêmes ou avec d’autres personnes qui recevraient des instructions à cet effet. Ces acteurs d’un nouveau genre seraient là pour assister le visiteur et pour lui donner un regard nouveau sur son environnement et sur ses actions, plutôt que pour lui communiquer un message quelconque. Nous avions conçu différentes sortes de projections pour les surfaces du labyrinthe, des atmosphères de fumée, de lumière et de son d’ambiance.

Distribution des tâches

Ces décisions furent exposées à la réunion suivante, et des tâches précises furent distribuées à chacun. Carigan fut chargé des designs finals du labyrinthe et des bleus de travail. L’idée que j’avais proposée pour les portes hermétiques fut acceptée : deux murs gonflés entre lesquels les spectateurs devraient se glisser pour entrer dans la structure proprement dite. Je fus aussi chargé d’organiser le bal masqué avec les ambiances de brume artificielle, les projections de rayons lumineux et les jeux avec les ballons géants. Chacun avait une tâche précise dont il devait rendre compte devant le groupe.

Aide de l’École et de l’industrie

Nous en étions au point où il fallait présenter tout ce travail à la direction de l’École pour obtenir au moins une aide financière. La présentation comprenait les bleus de travail de Carignan, un tunnel prototype en plastique gonflé et une machine tournante que j’avais fabriquée et qui faisait se mouvoir, dans tout l’espace du gymnase, d’immenses ballons gonflés à l’hélium. L’ensemble était convaincant. Les professeurs furent tellement impressionnés par notre présentation que la plupart fixèrent à leurs étudiants comme projets du mois d’avril de chercher des solutions pour planifier le terrain, construire les différentes parties de la structure et trouver des matériaux auprès des compagnies. Des douzaines de rouleaux de plastique nous furent donnés de même que tout le ruban gommé nécessaire pour relier entre elles les différentes parties de la structure.

Montage de la structure

Tout le découpage du plastique-exécuté selon les plans et les calculs de notre ingénieur a été fait dans le gymnase par des étudiants qui donnaient bénévolement de leur temps. Il fallait dessiner, couper, puis coller les différentes parties qui allaient être transportées sur le lieu du projet pour y être gonflées d’un seul coup. La structure entière était pliable et fut transportée en morceaux pour être assemblée sur le terrain préparé et redessiné à cet effet. Quelques semaines avant la fin du projet, presque toute l’École y travaillait, depuis les étudiants de première année qui fabriquaient des bannières pour annoncer le projet dans toute la ville jusqu’aux dessinateurs de mode qui fabriquaient des costumes en série pour le bal masqué du samedi soir.

Le week-end Colab

L’atmosphère pendant le week-end fut indescriptible; l’enthousiasme était à son comble, le samedi soir, pour le bal masqué. À l’intérieur, l’atmosphère était irréelle : les jets de lumière dansaient dans les ambiances de brume artificielle qu’on avait créées avec des machines spéciales, d’immenses ballons de dix pieds de diamètre étaient poussés dans l’espace et semblaient
dans l’état d’apesanteur à cause de l’effet des strobes.

Nous avions créé une atmosphère d’exposition universelle avec pas un sou, quelques bonnes idées, beaucoup d’énergie et un esprit de collaboration unique en son genre.

Si l’on veut parler d’œuvre ouverte, c’est bien de celle-là dont je parlerai. Oeuvre ouverte non seulement au consommateur ou au spectateur, mais à ses créateurs même qui s’embarquent dans une aventure qui donne aux idées créatrices la possibilité de se confronter les unes aux autres et
d’assurer ainsi leur évolution. Colab, ce fut une expérience exaltante de travail en groupe, autant qu’une structure et une série d’événements fascinants. Ici, l’homme et son évolution par son contact avec les autres du groupe, voilà ce qui est vraiment l’œuvre d’art.