Conditions d’utilisation à la Fondation PHI : survol de nos attitudes face aux technologies
L’utilisation constante et complexe de la technologie par les artistes en art contemporain justifie aujourd’hui la réalisation de l’exposition Conditions d’utilisation présentée à la Fondation PHI. Analyse essentielle et fouillée des multiples langages esthétiques utilisant ou critiquant la technologie depuis quarante-cinq ans, cette exposition entend présenter des postures artistiques qui intègrent dans leur propos la puissance des moyens technologiques et le potentiel de transformation qu’ils recèlent dans la mesure où les artistes dépassent la fascination qu’exercent ces nouveaux moyens pour réaliser des œuvres empreintes de lucidité.
Il était donc important de mettre en scène des artistes autochtones et d’autres, issus de la diversité culturelle, afin d’exposer les défis qu’ils rencontrent, leur assimilation de la technologie et leur succès à critiquer un contexte dans lequel ils revendiquent une place. Avec justesse, les œuvres de l’exposition font référence à la part identitaire de chaque artiste.
Afin que le public puisse appréhender toutes les œuvres de manière éclairée, la Fondation PHI a judicieusement conçu un audio guide facilement téléchargeable qui donne des indices et des propositions d’analyses quant au sens de chacune d’elles.
Parmi les œuvres historiques, deux retiennent l’attention. L’une pour son pouvoir de dialogue et de créativité, l’autre, pour son illustration des balbutiements des premiers regards critiques sur la technologie, dont celle de la télévision. De 1997 à 2004, le collectif Nation to Nation invite vingt-neuf artistes autochtones à se servir d’un logiciel de clavardage pour créer des œuvres qui seront mises en relation les unes avec les autres, suscitant ainsi une émulation réciproque. Le visiteur qui tentera l’expérience d’utiliser l’équipement technique disponible sur place se rendra vite compte du chemin parcouru depuis cette époque, surtout sur le plan de l’esthétique des contenus imagés et de la représentation des avatars. Des documents d’archives accompagnent l’installation.
Il est cependant plus exigeant de mettre en contexte l’œuvre de Dara Birnbaum tant elle illustre un propos toujours actuel, mais dans une forme qui représente le tout début de l’art vidéo. Cette œuvre utilise un moniteur de télévision courant à l’époque pour critiquer le contenu du médium télévisuel et le danger de manipulation de la pensée des spectateurs qu’il présente. Les images tirées de l’émission Wonder Woman, juxtaposées à des images d’explosion diffusées en boucle, suscitent une prise de conscience de la nécessaire mobilisation des femmes pour l’obtention d’un plein pouvoir sur leur vie. Wonder Woman, ici le symbole de la force féminine encore non canalisée, reste une œuvre pertinente et dont la forme nous ramène à l’histoire de la vidéo d’art de la fin des années 1970. Depuis ce temps, Birnbaum a créé un immense corpus d’installations vidéographiques percutantes et féministes, qui ont concouru à faire évoluer la pensée des femmes et la forme vidéographique comme telle.
TROIS ATTITUDES
Quelques jalons historiques posés, Conditions d’utilisation entend présenter trois types d’oeuvres, écrit Daniel Fiset. Celles qui observent la technologie, celles qui entrent en relation avec elle, et celles qui y résistent.
De manière explicite et ludique, l’œuvre de Mara Eagle intitulée Unholy Ghost (2023) illustre par l’absurde la vie d’un avatar cloîtré dans un espace virtuel, qui observe, grâce à une large lunette semblable à celle qu’utilise le public, la vie réelle et sa finalité. Cette œuvre donne le ton à l’ensemble de l’exposition en inversant les rôles. Et si, justement, le futur de l’humanité se dessinait ainsi ? Le virtuel pourrait peut-être devenir la réalité. Cette réflexion philosophique tranche fortement avec le travail tout récent de Shanie Tomassini intitulé Lueurs d’écrans sous un ciel sans lune, partie 01 (2023). Classée davantage dans la catégorie des artistes qui résistent, Tomassini offre au regard une création où le savoir-faire traditionnel côtoie l’évocation de la technologie cellulaire. Faits d’encens qui brûle tout au long de l’exposition, de faux téléphones disparaissent inexorablement. Or, plus qu’une critique de la présence quotidienne du cellulaire, devenu entre autres ordinateur, boîte de réception de messages, bulletin d’information et écran de visionnement de films, cette œuvre est l’expression de la résurgence d’une culture New Age qui entend solliciter plusieurs sens simultanément, dont celui de l’odorat. En évoquant l’opposition qui existe toujours dans notre société entre l’acquis culturel et le naturel, Tomassini présente les traces d’un rituel shamanique pragmatique dans l’art contemporain. Joseph Beuys en était d’ailleurs l’initiateur au début des années 1980 en Allemagne.
The Left Space (2020 – en cours) de Brendan Fernande mérite que l’on s’y attarde tout particulièrement à cause de la bande vidéo qui documente une performance en y ajoutant des sections psychédéliques aux couleurs criardes. On y voit des gens assis face à des ordinateurs. Chacun d’eux bouge les bras dans une chorégraphie qui suggère un dialogue obscur entre la machine et l’humain. Les mains, et parfois le corps entier, semblent mues par des affects suscités par l’ordinateur, l’œuvre allant jusqu’à suggérer que celui-ci prend le contrôle total de l’individu. La mise en scène soignée, sobre et esthétique représente le lieu de la performance. Documentation d’un moment fugitif, l’œuvre met en garde contre les excès d’utilisation de l’informatique donnant lieu à la dépendance, notamment, dans le cas des médias sociaux de toutes sortes.
Toujours critique, l’œuvre de Nico Williams intitulée Special Delivery (2023) met en scène d’autres types de dépendances. Une boîte de carton Amazon, dont la surface est patiemment perlée à la main, est choisie comme objet d’évocation de l’éloignement de nombreuses communautés autochtones, qui ne bénéficient pas d’infrastructures suffisamment développées pour que leurs habitants soient en mesure de jouir de services similaires à ceux proposés au Sud. Ces communautés se tournent plutôt vers d’autres réseaux pour pallier les failles de nos relations marchandes. Évocation du temps et de la culture autochtone, le perlage se veut aussi un moyen de critiquer la consommation à outrance en général.
Dans la catégorie des artistes dont le travail entre en relation avec la technologie pour exploiter son potentiel, la démarche foisonnante de Francisco Gonzalez-Rosas éblouit par sa complexité et son assurance. Il faut écouter la bande sonore ou lire le texte poétique de l’artiste pour comprendre qu’il déclare que son œuvre n’a justement pas pour fonction de prendre position pour ou contre la technologie, ni de soulever des points de vue antagonistes sur celle-ci, mais plutôt de favoriser une meilleure acceptation des identités queers. Séduisante, joyeuse, colorée, on pourrait même dire féminine par ses couleurs, empreinte de fantaisie et d’humour, Dismembered Fixations (2023) est formée de plusieurs composantes telles qu’une tapisserie et une table de massage.
The Looks (2015) de Wu Tsang se démarque de l’ensemble des œuvres. La narration et les images de la vidéo permettent de saisir le sens du scénario improbable de la vie d’un personnage plutôt androgyne qui, au sortir du lit, présente des signes hors du commun : des yeux totalement blancs, une lumière qui clignote dans sa bouche. On comprend que le protagoniste est une vedette de la scène qui, recouverte de magnifiques paillettes multicolores, donne un spectacle lumineux étrange et d’une grande beauté avant de disparaître ou plutôt de s’éteindre. Vision d’horreur et de magnificence, The Looks montre combien les artistes exploitent leur imaginaire pour dessiner un avenir.
DES LIMITES DE L’EXPOSITION
Plusieurs œuvres proposent des univers d’ordre virtuel, mais la difficulté de joindre ces univers à l’art matériel est proportionnelle aux limites des dispositifs technologiques. Par exemple, les lunettes de vision peuvent être trop lourdes et entraver l’expérience narrative. Avec son œuvre intitulée Dé(faroucher) (2019- 2023), VahMirè (Ludmila Steckelberg) propose de faire vivre au public une expérience nostalgique. Malgré les rubans de satin et les impressions jet d’encre sur soie, le visiteur ne parvient pas toujours à partager le sentiment de l’artiste à cause d’un appareillage encore trop présent et d’une narration visuelle trop limitée.
Il faut convenir que l’exposition plaira surtout aux individus à qui ce type d’œuvres est familier. La difficulté d’assimilation de leur propos respectif est liée au fait que, dans la plupart des cas, une seule œuvre illustre la recherche d’un artiste. Comme le corpus de l’exposition est constitué de dix-sept artistes, on voudra sûrement voir les œuvres plus d’une fois ou compléter la visite par des lectures. Le document imprimé, qui aurait gagné à inclure des reproductions, est essentiel au repérage de chaque œuvre.
Faisons-nous face aux limites de la documentation d’art traditionnelle, alors que l’image imprimée ne peut plus réellement rendre compte de la complexité des univers mouvants traités par les artistes ?
(Exposition)
CONDITIONS D’UTILISATION
DARA BIRNBAUM, CHUN HUA CATHERINE DONG, MARA EAGLE, BRENDAN FERNANDES, FRANCISCO GONZÁLEZ-ROSAS, ILANA YACINE HARRIS-BABOU, HELENA MARTIN FRANCO, NATION TO NATION, SKAWENNATI, SHANIE TOMASSINI, WU TSANG, VAHMIRÈ (LUDMILA STECKELBERG), QUENTIN VERCETTY, NICO WILLIAMS
COMMISSAIRES : DANIEL FISET ET CHERYL SIM
FONDATION PHI, MONTRÉAL
DU 9 MARS AU 9 JUILLET 2023