Construire ou déconstruire?
Présentée pour la première fois en Amérique du Nord, Utopie Radicali : Florence 1966-1976 réunit le travail de différents groupes et auteurs – 9999, Archizoom, Remo Buti, Gianni Pettena, Superstudio, UFO et Zzigurat – qui se sont fait connaître pour leur approche particulièrement iconoclaste et politisée de l’architecture.
Près de 50 ans plus tard, l’empreinte du mouvement de l’architecture radicale italienne reste suffisamment marquante pour faire l’objet d’une exposition à Florence sous la direction des trois commissaires Pino Brugellis, Gianni Pettena et Alberto Salvadori. Faisant suite à une première présentation au Palazzo Strozzi (octobre 2017 – janvier 2018), la version montréalaise répartit les archives et les œuvres sélectionnées selon des thématiques qui traduisent d’emblée l’ouverture de l’architecture à de nouvelles mesures conceptuelles et artistiques, allant jusqu’à nier sa finalité constructive. La diversité des quelque 300 objets présentés fait écho au foisonnement des explorations : maquettes, photomontages, collages et films côtoient des lampes, du mobilier, des vêtements, des tissus et des articles de table.
Les questionnements qui animent la Faculté d’Architecture à Florence durant les années 1960 et 1970 surgissent dans un climat général de remise en question qui affecte aussi bien la discipline proprement dite que le secteur des arts visuels, des arts de la scène et de la création au sens large. Si les actes iconoclastes de Marcel Duchamp restent ceux d’une figure tutélaire, plusieurs expériences à l’étranger vont exercer une profonde influence, notamment en Grande-Bretagne, avec la création d’Archigram, le pop art et l’enseignement de Cedric Price et, aux États-Unis, avec les spectacles de Robert Smithson et les vagues de la contre-culture underground1. Se faisant particulièrement sentir lors de la Biennale de Venise en 1964 qui officialise le pop art en donnant le premier Prix de peinture à Robert Rauschenberg, le vent de renouveau annonce le décloisonnement des disciplines, l’importance du processus, la délocalisation de l’art sous la forme d’installations, l’usage de matériaux éphémères, de médias alternatifs et de la culture populaire. Les dogmes du modernisme sont rejetés, comme l’est le consumérisme de l’après-guerre qui montre déjà ses dérives et ses excès. Détail important, le mouvement radical en architecture est né en 1966, l’année où Florence a enduré de très graves inondations qui ont nécessité une nouvelle réflexion sur l’aménagement urbain.
Articulant ses thèmes en six parties (Pop, Azione, Disco, Città, Natura et Luna), l’exposition s’amorce par une véritable mise en bouche : dans le hall d’accueil, une grande table a été dressée, comme si les visiteurs étaient conviés à un banquet. Mais le contenu de la quarantaine d’assiettes blanches à motifs est métaphorique : il s’agit de se nourrir de l’avant-garde. Remo Buti, architecte issu d’une lignée de céramistes et professeur influent à la Faculté d’Architecture de Florence, a pris soin de dessiner très finement sur chacune des assiettes un projet d’architecture contemporaine, invitant les auteurs à se réunir autour de la table. L’approche collective est caractéristique des tenants du mouvement radical. Piatti di Architettura (Assiettes d’architecture) a été présenté à la Biennale de Venise en 1978. L’effet général est somptueux et préfigure l’organisation aérée et graphique de l’ensemble de l’exposition.
Une nouvelle manière d’habiter l’espace
Intitulée POP, la première salle présente des pièces emblématiques du courant pop qui a fortement inspiré certains membres florentins du mouvement radical : avec sa garniture en faux léopard et ses formes organiques, le canapé modulable à six places Safari (1960) est un clin d’œil insolent adressé au good design. Réalisé pour Poltronova qui fera appel à plusieurs des groupes présentés, il est le fruit du collectif Archizoom, premier groupe réellement constitué en 1966, dont le nom réfère au groupe britannique Archigram, adepte du graphisme pop et du photomontage ; sous ses dehors ironiques d’invitation à s’y vautrer tribalement, l’objet monumental est un commentaire critique sur la société de consommation. En face, un miroir illuminé, Ultrafragola (1970) introduit une note rose sensuelle et rappelle le rôle important joué par Ettore Sottsass dans les créations éditées par Poltronova. Le fauteuil Superonda, découpé en forme de vague, est typique du mobilier coloré, léger donc facile à déplacer, conçu dans l’esprit d’une nouvelle manière d’habiter l’espace.
À l’aide de photographies, l’espace intitulé DISCO évoque la conception de la discothèque Space Electronic (1969), inspirée notamment par le célèbre Fun Palace de Cedric Price en Angleterre : une structure ouverte dénuée de composantes architecturales traditionnelles. Née lors d’un atelier intégré à un cours universitaire et réalisée par le groupe 9999, Space Electronic représente « la première tentative de projet communautaire » devenu iconique à Florence. Le lieu abritera de nombreux événements, happenings et concerts. L’intérêt de 9999 pour le thème de la discothèque cristallise l’importance accordée à l’épanouissement humain dans le divertissement.
Dans le même esprit, Piper, maquette en forme de roues d’Alessandro Poli, propose un espace urbain à éléments mobiles qui s’agencent selon les besoins. L’espace dédié à l’action urbaine (AZIONE) met particulièrement en valeur la quête poursuivie par l’architecte et artiste Gianni Pettena, très proche des arts visuels et de la performance : ses Chaises portables (1971) illustrent sa volonté d’ennoblir l’objet par l’expérience vécue (des photos montrent des étudiants circulant dans la ville avec les chaises sur le dos).
La reconquête de l’espace urbain prend aussi la forme de projections sur le Ponte Vecchio (UFO, 1968) ou d’une installation de cordes à linge sur la Piazza del Duomo à Como (Pettena, 1969).
Le propos est clairement politique dans la série de lettres monumentales formant les mots Grazia et Giustizia déposées dans la ville en signe de protestation contre la condamnation injuste du poète homosexuel Aldo Braibanti.
Une architecture sans objet
Évoqué dans l’espace TERRITORIO, le projet No-Stop City du collectif Archizoom (1967-1970) est une « hyper-topie provocatrice » aboutissant à une « ville sans architecture ».
Dans Supersuperficie (Supersurface), 1972, le design architectural s’exprime sous la forme d’un film au propos provocant et paradoxal, à mon sens l’une des illustrations les plus frappantes de l’utopie radicale. Le groupe Superstudio y propose une architecture futuriste, fondée sur un système de plans pour occuper le territoire à travers une sorte de grille tridimensionnelle ; les images de paysages sauvages recouverts de lignes droites sont accompagnées d’allusions à une humanité libérée des besoins induits en elle, à une société non basée sur le travail, la violence ou le pouvoir, à des êtres enfin capables d’utiliser leur plein potentiel psychique. Il s’agit de « projeter un habitat pour la vie nomade des jeunes générations, sans barrières, sans architecture, sans objet ».
La réflexion du mouvement radical s’étend naturellement au corps par le biais du vêtement. L’espace intitulé CORPO présente dans un esprit ludique des vêtements conçus par Dario et Lucia Bartolini (pour Archizoom, 1972), l’objectif étant de permettre à tout individu de se fabriquer ses propres habits, au départ du module carré. Une photo montre aussi les maillots de bain qu’Archizoom conçoit pour la vie dans la ville infinie qu’est No-Stop City.
Au milieu de la salle CITTÀ trône une étonnante vitrine (intitulée La Femme de Lot) montrant de petites architectures en sel qu’un dispositif de perfusion d’eau dissout lentement. Au mur, des photographies de maisons cantonnières (ANAS, 1963) signalent la volonté du collectif UFO de dénoncer la standardisation du bâti. Les montages accrochés dans la salle NATURA évoquent une architecture idéale qui inclut la viabilité de l’environnement et fait puissamment écho à bien des projets et propositions actuelles pour harmoniser la vie sociale et la vie environnementale.
La dernière salle – LUNA – présente des montages sur l’exploration spatiale, amorcée en 1969 par la NASA, qui inspire une série de projets radicaux où percent la critique du triomphalisme américain et la dénonciation de la guerre entre grandes puissances pour la conquête de la lune.
Pas d’architecture sans vie sociale et urbaine
Contestataires, ironiques, allant parfois jusqu’à nier la finalité constructive de l’architecture, les projets présentés ont beau être rangés sous la bannière des Utopies radicales d’une époque désormais révolue, ils restent des instruments de critique efficace et possèdent suffisamment de qualités qui les rendent intemporels et susceptibles de (ré)activer en nous une réflexion plus adaptée au monde actuel : il n’y a pas d’architecture qui tienne si elle ne pense pas la vie sociale et urbaine.
Utopie Radicali : Florence 1966-1976. Commissaires: Pino Brugellis, Gianni Pettena et Alberto Salvadori. Graphisme: Christian Lange Studio, Munich. Organisée par Fondazione Palazzo Strozzi, Fondazione CR Firenze et Osservatorio per le Arti Contemporanee, Florence.
Centre Canadien d’Architecture, du 2 mai au 7 octobre 2018.