Contre la peine, la joie !
Répartie dans une trentaine de lieux de la ville, forte des œuvres d’une cinquantaine d’artistes provenant d’une dizaine de pays, la 8e édition de la biennale d’art de Québec s’affiche comme l’une des plus généreuses. En réponse aux séries d’attentats terroristes ayant touché la France, le thème de la joie est apparu à Alexia Fabre, la commissaire, comme une nécessité.
L’invitation à la joie, avec tout ce que ce mot évoque de positif, semble plus que jamais judicieuse, surtout après la tuerie du 29 janvier 2017 survenue au Centre culturel islamique de Québec. Mais attention, il ne s’agit pas de la joie béate et naïve ou d’une fuite du réel, c’est plutôt une manière d’envisager le monde.
Alexia Fabre voulait aussi répondre au thème de la précédente biennale, celui de la « résistance » lié au mouvement des Indignés de 2011 et au mouvement étudiant – les carrés rouges – de 2012. Elle explique : « La joie, c’est un thème existentiel et philosophique. C’est une autre façon de résister, plus individuelle que collective ».
Des œuvres immersives
On se réjouit donc de voir une œuvre de Robbin Deyo peinte à même les murs du Musée. Devant cette pièce monumentale, le spectateur est envahi par les motifs rouges et blancs. Œuvre graphique, presque psychédélique, elle submerge d’emblée le spectateur, comme d’ailleurs plusieurs autres propositions immersives, justement.
Immersif : l’espace consacré à Cynthia Dinan- Mitchell et sa galerie de dessins érotiques ; immersive aussi l’installation Lac caché de Vicky Sabourin, pièce déroutante où se confondent objets fabriqués et récupérés dans un lieu qu’on devine abandonné. Un lit défait, un pantalon au sol, des tableaux au mur : le décor joue habilement entre la fiction et le réel.
Les joyeux BGL
En reprenant l’installation qu’il a présentée à la Biennale de Venise en 2015, le trio Bilodeau, Giguère, Laverdière (BGL) propose lui aussi un espace immersif. En effet, le public est invité à entrer dans un cabanon transformé en atelier. On sourit devant cet objet sculptural composé de dizaines de boîtes de conserve emplies de dégoulinades et de pinceaux : humoristique apologie de la peinture ! Le visiteur se trouve propulsé dans l’atelier d’un peintre compulsif, ou, s’il préfère, dans une version tridimensionnelle d’un tableau de Pollock. La proposition se veut à la fois hommage et plaisanterie. On traverse cet atelier en se disant que l’art de BGL a toujours été joyeux, volontiers léger et souvent un peu ironique.
Le minimalisme sentimental de Christian Boltanski
Le cœur de l’exposition gravite certainement autour de l’œuvre de Christian Boltanski. L’artiste français, dont la notoriété est internationale, a réalisé une vidéo projetée sur un grand mur du Musée, créant un effet superbe. Il poursuit, à Québec, la série Animitas, composée d’un ensemble de clochettes japonaises traditionnellement utilisées pour des rites commémoratifs. Il en a planté 300 dans un champ enneigé de l’Île d’Orléans, dans le désert Atacama au Chili et, comme dans chaque lieu où il les a précédemment installées depuis 2014, l’artiste oriente les grandes tiges qui soutiennent les clochettes selon la position des étoiles le jour de sa naissance, en 1948, manifestant ainsi la volonté de l’individu (en l’occurrence lui-même) de s’inscrire dans l’histoire et dans le monde.
L’installation éphémère a été filmée pendant 11 heures (avec la collaboration de Martin Bureau), du lever au coucher du soleil, immortalisant cette intervention désormais abandonnée aux intempéries, pratiquant à la fois un art du rituel et du détachement. L’artiste pratique un « minimalisme sentimental », c’est ainsi qu’il a qualifié son travail lors de sa conférence, à Québec, le 24 janvier.
Le champ de clochettes – elles sont semblables à des herbes hautes sortant de la neige – s’inscrit comme un hommage aux morts, thème omniprésent dans le travail de Boltanski. Devenue installation vidéo, l’intervention offre un moment de méditation sur le passage du temps et des choses.
L’œuvre de Christian Boltanski poétise l’hiver. La blancheur de la neige produit ainsi une lumière exceptionnelle. Tandis que les projections vidéo se déroulent en général dans des salles obscures, comme au cinéma, l’espace dont tire parti Boltanski est illuminé par l’image qui donne à voir l’étendue de neige. Cet aspect a certainement enchanté l’artiste, dont le travail avec la lumière traverse toute la production.
L’audace d’Annette Messager
Une des pièces les plus étonnantes de la Manif d’art a été réalisée par Annette Messager, artiste phare de sa génération. Dans une proposition d’une simplicité désarmante, cinq grandes chevelures (des perruques) suspendues à des câbles virevoltent sous l’effet de ventilateurs posés au sol. « Les cheveux des femmes, c’est la liberté, c’est la séduction, c’est toute l’histoire de l’humanité », souligne la commissaire. Malgré la légèreté des mouvements, une étrangeté habite cette installation intitulée Danse des scalps. Proposition épurée et équivoque, elle rappelle que les œuvres ne sont pas là pour illustrer un thème et pour y correspondre à tout prix, mais pour en montrer les limites, en dessiner les contours.
Une biennale institutionnalisée ?
Certes, avec son exposition centrale présentée au MNBAQ, la Manif d’art de Québec s’institutionnalise d’une certaine façon. Mais aussi, elle augmente son rayonnement et les œuvres y jouissent d’un contexte idéal qui en magnifie la portée. La sorte d’imprimatur ou la consécration que le Musée donne aux œuvres d’art (l’art défini comme espace de liberté) se trouve ainsi fortement mise en valeur. Au moins, dans leurs formes aussi diverses qu’inattendues, et puis aussi parce qu’elles remettent souvent en question l’art lui-même, les œuvres qui se réclament de l’art contemporain se dressent, à leur façon, contre toutes les formes d’obscurantisme. Il y a donc de quoi se réjouir.