Dans la peinture de Judith Berry
La première impression à l’entrée de la Galerie McClure est la cohérence de la palette de couleurs des tableaux : des verts et des jaunes, ou plutôt des ocre et des vert olive. Pourtant, les œuvres rassemblées n’étaient pas systématiquement très récentes – certaines remontant jusqu’à 2016 –, et les sujets tendent à se modifier. On en déduit une intention paysagère. L’autre cohérence est celle du vocabulaire plastique, auquel Judith Berry est fidèle depuis plusieurs années, sans toutefois provoquer la monotonie.
Pour qui est familier avec le travail de l’artiste montréalaise, les dimensions de The Water Table (2020) sont surprenantes, lui faisant occuper une place prépondérante dans l’exposition et donnant aux personnages une échelle quasi humaine. Habituellement, les tableaux sont soit carrés, comme dans les deux groupes de six, ou démesurément étirés verticalement comme dans le cas de Vomiting Figure (2019), ou horizontalement avec Prairie River Triptych (2019) ou Lost Worlds Triptych (2019). Ce procédé d’étirement permet une accentuation du propos paysager dans le cas de l’horizon et un découpage expressif dans les portraits.
Des quatre personnages réunis autour de la nappe phréatique, expression française qui ne reproduit pas le jeu de mots anglais de la Water Table, l’un évoque un épouvantail et un autre un bâtiment. Penchés sur un paysage de cours d’eau et de flammes, de buissons et de branches, accompagnés par une crevette solitaire, ils semblent contrôler le destin de navires blancs et noirs. Des références à des structures moléculaires ajoutent une dimension scientifique inattendue. Entre conte et rêverie, la narration fragmentée permet un vagabondage de la pensée, des associations libres et le tissage d’un récit personnalisé, ce qui s’applique aussi aux autres œuvres.
Par deux fois, l’artiste a choisi de regrouper des petits tableaux par groupe de six. Bien que les sujets diffèrent, le rapprochement concourt à amorcer la description d’un monde imaginaire surprenant, familier et étrange à la fois, dont la dramaturgie n’est pas narrée mais suggérée. Des paysages souvent dénués de figuration et des figures qui se composent elles-mêmes de paysages : la réversibilité est un élément clé de l’arsenal de l’artiste, qui s’exprime tant dans les motifs que dans la conception même des dispositifs picturaux.
Procédant par séries et par répétition d’un même motif pour en constituer d’autres, Berry restreint aussi le nombre d’objets et les couleurs sont tenues à une gamme rabattue, accentuée de touches de teintes vives.
La plupart des œuvres se situent dans le registre des paysages, avec une inflexion vers le paysage intérieur, étant donné le caractère hautement subjectif des représentations. Différentes stratégies sont mises en place par l’artiste : l’échelle des sujets, qui augmente à mesure que le format rapetisse, les cadrages toujours partiels, sectionnant des motifs, et le vocabulaire plastique, dont les « mots » sont souvent des éléments de base recombinés en motifs (branches, bâtons, buissons, grillages) déclinés en d’étonnantes variantes, signifiants qui se démultiplient pour façonner d’autres signifiés.
Pour susciter une atmosphère d’étrangeté, les fonds sont systématiquement vides et quasi dénués de nuances colorées. Déjà décrochés de la réalité, les motifs et les personnages ajoutent leur propre norme, tout en respectant des données de base liées à l’échelle et à la construction des motifs. C’est ce qui leur donne un degré de vraisemblance adéquat, suffisant pour évoquer un objet, mais éloigné de la ressemblance avec celui-ci.
Les figures sont le plus souvent en buste, rarement en pied comme les grands épouvantails ou marionnettes de la Water Table. Les bustes n’ont jamais d’yeux (au mieux, un écran télévisuel reprenant la charte de couleurs), attestent d’une grande rigidité et s’expriment par phylactères colorés et inaudibles. Leurs têtes évoquent des amoncellements, des ballons ou des treillis. Souvent en groupes de deux, leur conversation est malaisée, sinon impossible, ce dont un titre témoigne : Talking to Ourselves (2019). Quelques éléments figuratifs récurrents ajoutent à la tension : le feu, le jet de vomissure sanglant, les branches plantées verticalement, comme des piques.
Ces caractéristiques se rattachent à la mouvance surréaliste. Les personnages-mannequins, les atmosphères suspendues, les lieux étranges, la communication entravée, tout cela porte une marque onirique, mais travaillée avec l’idiosyncrasie propre à l’artiste. Aucun récit n’est narré, mais des amorces seulement se présentent, un peu comme des scènes cinématographiques prises isolément. Les ruptures d’échelle et les fonds inoccupés, les formes difficilement identifiables tout en étant familières, les passages à double issue entre le naturel et l’artificiel, la connotation « objet désagréable à jeter » sont également tirés du surréalisme.
Si cette influence se manifeste dans les tableaux de Berry, on peut aussi repérer celle du minimalisme. Procédant par séries et par répétition d’un même motif pour en constituer d’autres, Berry restreint aussi le nombre d’objets et les couleurs sont tenues à une gamme rabattue, accentuée de touches de teintes vives. L’accumulation de « briques » d’un même élément constitue le dispositif le plus usité et sa variation n’entraîne pas l’ennui, mais le déplacement du sens. La figure-amoncellement de Vomiting Figure, par exemple, est composée de « briques » noires et blanches alternées, les mêmes font partie de False Front (2020) et de Moth Excursion (2016). Dans ce dernier cas, les éléments constituent une sorte de sentier ou de piste d’atterrissage des papillons et prennent un aspect sinueux qu’ils n’adoptent pas dans les deux autres tableaux. La figure vomissante est pleine, alors que celle de False Front présente un orifice à son extrémité et des motifs irréguliers.
Le plaisir non équivoque pris à regarder ces tableaux réside sans doute dans la gestalt des formes apparemment simples et dans cette qualité d’atmosphère irréelle qui englobe et engloutit presque la personne qui regarde. Un espace central – quasi une fissure de timidité, ainsi que l’expriment les botanistes – est souvent laissé libre pour que le regard s’y engouffre et s’y prenne. Le degré de réalisme présent fait adhérer à la narration et de petits indices piquent la curiosité : traces de feu, crevette, sphères blanches, grillages auxquels se collent des végétaux… Chaque motif est soigneusement peint tout en conservant sa nature picturale : l’illusion n’est pas dominante. L’autoréflexivité est discrète, mais se montre à qui sait la voir. L’affect est mesuré avec justesse et il en résulte une peinture délicate, juste, poétique et actuelle.
(Exposition)
EN ATTENTE DU PRINTEMPS
JUDITH BERRY
GALERIE MCCLURE – CENTRE DES ARTS VISUELS
DU 5 AU 27 MARS 2021