Dans les eaux profondes : la Biennale d’art de Toronto

Au crépuscule d’un jour de printemps tardif, un nuage bleu-violet obscurcit l’eau. La foule s’anime. Des centaines de personnes sont réunies, agglutinées au sol ou debout le long de la promenade. Certains enfants ont même grimpé aux arbres pour avoir une meilleure vue. Un coup de vent inattendu souffle le nuage provenant du chaland ancré dans le lac Ontario, enveloppant les spectateurs et spectatrices enthousiastes. L’installation in situ A Tribute to Toronto (2022) de Judy Chicago, sa première sculpture « atmosphérique » ou de « fumée » orchestrée sur l’eau, est l’un des événements de clôture de l’édition 2022 de la Biennale d’art de Toronto (BAT). Oscillant entre une délicate œuvre éphémère – qui nous glisse presque littéralement entre les doigts – et un spectacle public, l’hommage de Chicago a laissé une trace furtive sur la ville.
Conçue comme une biennale en deux chapitres, cette deuxième édition de la BAT intitulée What Water Knows, The Land Remembers, vise à circonscrire les récits desquels les paysages de Toronto sont imbibés. Cette itération pensée à partir de la précédente, The Shoreline Dilemma (2019), se concentre sur le caractère insaisissable des frontières naturelles de Toronto et sur les répercussions des transformations actuelles de ses berges ; les artistes ont reçu l’invitation à réfléchir à la signification d’une existence qui se déroule dans ces conditions plurielles et en constants changements. Bien que les deux éditions soient manifestement ancrées dans les réalités de Toronto, une ville subissant un réaménagement sans précédent, la BAT présente des artistes de l’étranger qui abordent de nombreux autres lieux et enjeux, lesquels transcendent les spécificités locales.
Cette année, l’événement est réparti dans neuf lieux de Toronto et de Mississauga, située à l’ouest de la ville, tous positionnés, selon l’équipe commissariale de la BAT, près d’affluents qui se déversent dans le lac Ontario. Paradoxalement, l’eau n’est visible à aucun de ces endroits. Mais peut-être était-ce l’intention : l’industrialisation et l’urbanisation ont tellement altéré le relief de Toronto qu’il n’existe plus de lien avec l’environnement naturel. Toutefois, en raison de la centralité de l’eau comme thème fondamental, le choix des lieux ressemble à une opportunité manquée. On ne peut s’empêcher de souhaiter que certains des sites et des interventions aient été positionnés à des endroits stratégiques où l’eau peut être visible ou audible – peut-être même expérimentée physiquement – afin d’accentuer, voire de contrer, la cruelle mutation que ce paysage doit endurer.

D’autres occasions semblent ratées. La plupart des contributions gravitent autour du thème en touchant aux idées de communauté et de relation – ce qui se traduit par des réponses assez éloignées qui dérivent de Toronto et, incidemment, de la question de l’eau. Les visiteurs et visiteuses d’une biennale doivent toujours tempérer leurs attentes et ne pas espérer que toutes les œuvres adhèrent au thème central. Alors selon quels critères le public devrait-il évaluer cette édition, par rapport aux précédentes ou aux futures, hormis la manière dont elle fait progresser notre connaissance ou nos savoirs sur un sujet spécifique que les commissaires ont choisi d’aborder ? Qu’est-ce qui distingue un ensemble fantaisiste d’œuvres d’une biennale conceptuellement forte ? Avec la prémisse commissariale ambitieuse et le calibre des artistes qui participent à la BAT, c’est cette dernière qui était attendue.
Plus de rigueur doit aussi être exigée puisqu’on ne peut se permettre de penser l’eau en termes purement métaphoriques. J’étais adolescent lorsque nous avons reçu la nouvelle dévastatrice que la famille de mon cousin s’était noyée en échappant à une Irak déchirée. L’image de l’eau, qui est la source de toutes vies dans la tradition musulmane, a à jamais changé dans mon imaginaire. Bien que je puisse comprendre comment d’autres peuvent chérir sa beauté et son potentiel récréatif, l’eau est aussi devenue pour moi une source de chagrin et de peur. En plus des morts fréquentes de personnes réfugiées qui se déroulent en Méditerranée – qui, de façon très inquiétante, nous indiffèrent maintenant collectivement – les pénuries d’eau en Asie du Sud-Ouest (ou au « Moyen-Orient ») devraient être la source de plus de guerres dans les années à venir. De plus, l’eau déclenche de l’anxiété à l’échelle mondiale : partout, les communautés s’inquiètent de la pollution, des rivières aux eaux souterraines, et l’augmentation des niveaux des mers menace d’immerger les villes côtières, comme Toronto, dans un avenir pas si lointain. L’humanité est déjà dans les eaux profondes.
Quelques œuvres se démarquent par contre en touchant directement au thème de la BAT. Forced Afloat (2022) de Ghazaleh Avarzamani, l’une des rares installations in situ, consiste en un bassin extérieur rond rempli de morceaux de caoutchouc récupéré couleur sarcelle. Malgré l’accent mis sur la notion de jeu, centrale dans la pratique de l’artiste – possiblement ici un commentaire sur la façon dont l’humanité considère imprudemment le monde comme son terrain de jeu – il s’agit, à ma connaissance, de la seule œuvre qui résiste à une forme de production habituelle en choisissant d’utiliser des matériaux recyclés, soulignant ainsi comment l’art est souvent complice de la dégradation environnementale actuellement vigoureusement dénoncée. Et bien que la référence à l’eau soit ténue, considérant l’usage du bleu dans des œuvres antérieures d’Avarzamani, l’installation rappelle la pollution des océans et de nos corps par les produits pétroliers, dont nous sommes majoritairement au courant et à laquelle nous tournons néanmoins le dos par impuissance.
Une autre façon d’aborder le thème se retrouve dans le travail d’artistes qui mettent en lumière les histoires et les réalités de lieux définis par une solide relation à l’eau. Nave (2022) de Camille Turner est une vidéo à trois canaux foisonnant d’images et de sons de l’eau qui examine l’implication du Canada dans le commerce transatlantique d’esclaves africains, particulièrement à travers l’activité de construction navale sur la côte est. En filmant la nef d’une église de bois afin d’évoquer la cale d’un bateau, Turner implique l’establishment politique et religieux dans les récits éprouvants qui continuent de hanter les communautés d’origine africaine, tout en faisant allusion à un possible avenir où les descendants et descendantes entreraient en contact avec leurs ancêtres par le biais de rituels qui pourraient provoquer ce qu’elle décrit comme un éveil. Une réponse inattendue est observée dans un autre lieu avec Leviathan Cycle, Episode 7: Africana, Ken Bugul & Nemo (2022) de Shezad Dawood, une vidéo représentant l’autre côté de l’Atlantique. L’essai visuel surfe à travers des scènes du Sénégal, situé sur la côte ouest de l’Afrique, en interviewant des personnes qui réfléchissent à la façon dont les pratiques postcoloniales peuvent engendrer des avenirs radicaux qui pourraient nettoyer les violences du passé tout comme, tel que le dit quelqu’un à l’écran, l’eau purifie le sable sur la plage.

L’une des contributions les plus puissantes à la BAT est selon moi Great Bear Money Rock (2021-2022), une installation multimédia de Tsēmā Igharas et Erin Siddall. Dans cette œuvre déroutante mais séduisante, les artistes contemplent la possibilité d’améliorer l’extraction coloniale, en se concentrant sur Port Radium, une mine d’uranium abandonnée dans les Territoires du Nord-Ouest du Canada. L’œuvre est poétique dans son exploration des propriétés de l’eau et du territoire, qu’elle perçoit comme des archives relatant des récits qui transcendent la compréhension et le contrôle humains. Nous circulons avec précaution autour de l’œuvre, composée de gestes d’une simplicité trompeuse : une bouteille de plastique remplie d’eau est déposée de façon précaire sur une base prismatique, les deux réfractant les images projetées de la mine Déline et du Grand Lac de l’Ours ; le son continu d’un déclic provient d’un ancien projecteur, amplifiant l’artifice des images et évoquant peut-être les compteurs Geiger qui détectent les radiations ; des fragments de cristaux radioactifs récoltés dans cette géographie sont contenus sous des cloches en verre plombé déformées isolant le minerai éparpillé au sol qui reproduit le paysage d’origine ; des images de roches sont imprimées sur des tissus qui drapent des socles personnalisés. L’installation est subtile, sophistiquée et ouverte à l’interprétation, elle résiste à une lecture simple ou même à une documentation. Sa constellation éclectique d’éléments habite cette zone ambigüe mais productive, dans laquelle la recherche passionnée, l’efficacité de la représentation de l’art et l’agonie de cette planète fragile pourraient s’entrecroiser.
Encore une fois, ces œuvres font exception. J’espérais voir plus de créations qui interrogent la signification de l’eau, et d’autres qui abordent l’environnement immédiat de Toronto. Avec ces deux itérations de la BAT, je me demande comment les artistes peuvent mettre en lumière une diversité d’enjeux sérieux, notamment l’effacement troublant de l’histoire autochtone du vaste paysage métropolitain de Toronto et comment les personnes habitant à l’origine ce territoire utilisaient l’eau ; ou encore les coûts prohibitifs associés à vivre dans cette ville prospère, située face au lac et striée de ravins, particulièrement pour les classes moins privilégiées, pour la plupart racisées et sans mentionner la communauté artistique qui en arrache. Amarrer la BAT aux spécificités de Toronto ne veut pas nécessairement dire de renoncer à des conversations transnationales. C’est l’un des enjeux que rencontrent les biennales à travers le monde qui sont parfois tiraillées entre des désirs contradictoires tels que présenter les pratiques actuelles les plus pertinentes peu importe leur provenance ; aborder des sujets urgents ; placer la ville de la biennale sur la carte de la scène artistique mondiale ; soutenir les communautés artistiques locales et raviver différents quartiers. Les compromis qu’une biennale est obligée de faire sont normalement dirigés par ses priorités.
La BAT a fait exploser la sculpture de fumée de Judy Chicago à Sugar Beach, à quelques centaines de mètres au sud de l’installation de Igharas et Siddall. Il y avait quelque chose de menaçant quand le nuage multicolore est descendu sur la foule. Pour un moment, alors que la fumée enveloppait le public – qui commençait à tousser en respirant des produits chimiques – on aurait pu imaginer l’air saturé par des émanations provenant des combustibles fossiles, produits par des pratiques exploitantes et liées à des conflits. Dans une conversation publique précédant la performance, Chicago a émis le souhait que son œuvre dirige notre attention sur l’environnement que nous détruisons sauvagement. En effet, si la biennale a réussi, ne serait-ce qu’en partie, à arroser d’eau froide un public distrait, en mettant de l’avant des problématiques graves qui affectent Toronto et plusieurs autres lieux, alors cette entreprise massive, et l’art, en valent la peine.
Traduction vers le français de Catherine Barnabé. La version originale anglaise est publiée sur viedesarts.com.
(Événement)
WHAT WATER KNOWS, THE LAND REMEMBERS
Commissaires : Candice Hopkins, Katie Lawson
et Tairone Bastien, avec Chiedza Pasipanodya
et Sebastian De Line
BIENNALE D’ART DE TORONTO
DU 26 MARS AU 5 JUIN 2022