L’évocation de la Seconde Guerre mondiale fait surgir toutes sortes d’images où dominent le vacarme des canons et les images de champs de bataille, de raids aériens et de populations en fuite dont le cinéma nous a abreuvés. Les livres d’histoire privilégient la dimension militaire. L’architecture n’en est pas totalement absente — dans la mesure où on y évoque la destruction des villes, suivie de leur reconstruction —, mais on ne lui assigne aucun rôle particulier.

La relation de l’architecture aux conflits armés est réelle et, contrairement à ce que l’on pourrait penser, son rôle n’est pas mis entre parenthèses durant les guerres. Dans la préface du catalogue accompagnant l’exposition du Centre Canadien d’architecture « Architecture en uniforme: projeter et construire pour la seconde guerre mondiale », Mirko Zardini rappelle justement que « la prépondérance de l’architecture dans la reconstruction après la guerre s’explique en grande partie par le rôle exceptionnellement actif qu’elle a joué pendant la guerre », allant jusqu’à affirmer que « les compétences des architectes se sont révélées pendant le conflit aussi indispensables sur le plan stratégique que celle des chercheurs et des ingénieurs ». Dans la foulée d’autres expositions qui explorent la manière dont l’architecture transforme la société dans son ensemble, et ce, à partir d’objets peu étudiés sous cet angle (entre autres les expositions Désolé plus d’essence, Trajets, Actions), le Centre Canadien d’Architecture propose une nouvelle fois d’ex­plorer un territoire la plupart du temps ignoré lorsqu’il s’agit d’écrire l’histoire de la discipline. L’objectif de l’exposition Architecture en uni­forme est d’étudier les conséquences de la Seconde Guerre mondiale sur l’environnement bâti en soulignant le rôle éminemment modernisateur que va jouer l’architecture durant la période qui s’étend de 1937 (bombardement de Guernica) à 1945 (bombardement de Nagasaki).

Une guerre urbaine

L’exposition Architecture en uniforme s’articule autour de thèmes qui vont du Front domestique aux Architectures mobiles en passant par le Camouflage. La première salle rappelle qu’à la différence de la Première Grande Guerre, la Seconde Guerre mondiale est une guerre urbaine, une guerre faite aux villes : on y voit une série de photographies d’Auguste Sander montrant Cologne en ruines après les raids aériens des alliés (93 % du centre his­torique a été détruit). Durant ce conflit mondial, les attaques vont se déployer autant sur le front qu’à des milliers de kilomètres de celui-ci. Dans la deuxième salle, un mur couvert de portraits d’architectes actifs pendant la guerre laisse songeur puisqu’il réunit aussi bien le portrait d’Albert Speer, criminel nazi qui sera jugé en 1945, que celui très peu connu de Szymon Syrkus, pionnier du mouvement moderne en Pologne, qui se retrouvera, comme bien d’autres architectes, prisonnier ou interné dans un camp et, en l’occurrence, contraint de dessiner les serres horticoles du camp de Rajsko (Auschwitz). L’expo­sition affirme d’emblée son souci de mettre en évidence l’utilisation des compétences des architectes dans toutes les situations sans tenter de re-raconter l’histoire de la Seconde Guerre mondiale.

Tout au long du parcours, le visionnement de films intéressants réalisés à l’époque par l’ONF – présentés sur des petits écrans fixés au mur – est proposé aux visiteurs, avec des images suffisamment fortes pour ne pas trop faire regretter l’absence de sous-titres en français. Le ton des commentaires, très lyrique, relaie parfaitement la nature propagandiste de ces documents axés sur les efforts de guerre et les événements du front, et créés pour susciter le patriotisme. Les petits films d’animation du génial Norman McLaren fournissent, grâce au talent du cinéaste, une grosse dose de fraîcheur au milieu des images parfois pesantes et dures. La propagande est aussi le moteur des affiches souvent remarquables qui sont présentées, typiques d’un art et d’un style graphique avec lequel nous avons perdu le contact aujourd’hui. Particulièrement éloquente, l’affiche Homemaker’s War Guide (1942) invite la population à économiser les matériaux récupérables et rappelle la réquisition totale des habitations (donc des habitants) jusque dans les moindres détails, avec de petites phrases comme « Laissez le noir sur l’extérieur des casseroles, car les surfaces brillantes nécessitent un plus long temps de chauffage » ou « Dans vos temps libres, allez donner un coup de main dans les centres privés de la présence habituelle des femmes, appelées dans les usines ». Ce qui souligne utilement que durant ce conflit mondial, la main-d’œuvre féminine va être mobilisée à un degré jamais atteint qui marquera la condition des femmes de manière indélébile.

Dans le même esprit, une vitrine abrite une série d’objets qui ont été montrés à l’exposition Useful Objects in Wartime. Du plat en verre (Pyrex et bois) au fer à repasser en verre, la guerre suscite un nouveau type de design des objets usuels dont la production est soumise à de nouvelles directives (dont la Grande-Bretagne se fera la championne) qui vont dans le sens de la simplicité formelle, tout en excluant des matériaux (acier, alu, étain) requis pour l’effort de guerre. Une simplicité volontaire qui sied très bien à ces objets, privés de détails inutiles. La guerre est clairement un moteur d’innovation dans le design.

Les espaces mobiles

Autre effet, majeur cette fois. La Seconde Guerre mondiale a modifié en profondeur la conception et la production des usines, engendrant une nouvelle géographie industrielle. En effet, imaginées comme de véritables minivilles, les usines doivent aussi abriter les ouvriers affectés à la fabrication des avions, des munitions et des véhicules, dont il fallait aussi prévoir la protection maximale, d’où la création d’énormes villes souterraines dont on peut voir plusieurs exemples adéquatement illustrés dans la troisième salle, tels l’usine de bombardiers de Ford Motors dans le Michigan et l’arsenal de chars de Chrysler. L’ensemble de Channel Heights de Richard Neutra (pour les ouvriers du chantier naval de la marine américaine à San Pedro en Californie) frappe par la modernité du langage architectural. Les réalisations de l’architecte Kahn soulignent la révolution dans la conception de la production. Un mur entier reproduit l’organisation qui fera le succès de l’agence A. Kahn Associates, définie comme une « production de chaînes de production ». Une de ses réalisations les plus spectaculaires est l’Austin Company, qui représente un nouveau type de bâtiment industriel capable de fonctionner 24 heures sur 24, avec toutes les ouvertures obturées pour assurer le black-out et la création, dans la foulée, d’appareils fluorescents. L’exposition prend soin de montrer dans différents pays l’effervescence d’inventivité et le rythme de production infernal suscités par la guerre : en Allemagne, dès la mise sur pied du fameux programme de quatre ans d’Hitler, le prototype du bâtiment industriel connaît son plein essor. Les mutations dans la production industrielle française sont illustrées par les projets d’Auguste Perret et du Corbusier, dont le modernisme rigide a toujours quelque chose de fascinant (avec cet entêtement à combiner la stricte organisation et la joie de vivre).

Le thème des Architectures mobiles est particulièrement intéressant. Le déroulement des conflits sur quatre continents implique une nouvelle conception du déploiement des soldats, des équipements, des matières premières et aussi des populations en exode. Le parcours souligne la grande diversité des inventions et des projets (parfois très utopiques) destinés à accroître la mobilité, que ce soit les Projets d’écoles volantes du Corbusier (pour les populations en exode) ou le Projet de tank de combat (par Norman Bel Geddes) teinté d’esthétisme « streamline », en passant par ces impressionnants hangars d’avions démontables (pour lesquels l’Air Ministry britannique avait lancé des appels d’offres dès 1936). En France, l’architecte Jean Prouvé conçoit des constructions modulaires qui se montent et se démontent rapidement. Un peu plus loin, on admirera la conception (illus­trée par une splendide maquette) de la maison Dymaxion conçue par l’inventeur amé­ricain marginal Buckminster Fuller, en réponse à une demande des Britanniques : inspirée des silos à blé cylindriques en tôle d’acier, elle en impose par son ingéniosité et son économie de moyens. L’habitation est portée par un mât central et suspendue par des câbles. Le gouvernement britannique se verra obligé de renoncer au projet faute d’acier, mais l’armée américaine en fera produire des milliers d’exemplaires. Buckminster Fuller avait tout prévu, jusqu’au camouflage de l’unité conçue comme un abri antiaérien. La baraque Quonset constitue quant à elle un succès encore plus considérable : ses différentes versions seront produites à plus de 153 000 exemplaires. De beaux croquis de la main de Myron Goldsmith illustrent son usage quotidien. En écho au talent de dessinateur dont nombre d’architectes font preuve, l’exposition présente d’ailleurs d’intéressants croquis et dessins réalisés en temps de guerre.

L’art du camouflage

Du côté allemand, le besoin en abris modulaires faciles à monter suscite l’invention du nœud de MERO (par Max Mengeringhausen) dont l’exposition présente utilement un exemple concret dans une vitrine : l’inventivité réside dans la capacité de ce nœud polyédrique de raccorder jusqu’à 18 éléments orthogonaux ou inclinés à 45 degrés. D’un continent à l’autre, l’exploration du préfabriqué intéresse des centaines d’architectes. Dans le domaine des constructions transportables, il faut évidemment citer l’apport du pont Bailey (conçu par le Britannique Donald C. Bailey). Permettant une variété d’assemblages quasi infinie à partir d’un élément de base reproduit à plus de 1 500 exemplaires, son rôle durant les conflits sera capital, de même que les ponts préfabriqués Mulberry, capables de résister aux mouvements de la mer, seront un outil crucial pour le succès du débarquement allié de 1944 en Normandie. Durant leur préfabrication pendant la guerre, les éléments des ponts seront immergés dans les estuaires du sud de l’Angleterre pour y rester dissimulés. Il fallait l’idée géniale de ce pont-là pour contourner le colossal Mur de l’Atlantique, construit sur les ordres d’Hitler et constitué de 15 000 fortifications de béton s’étendant sur presque 2 600 kilomètres, comme l’illustre bien le parcours en évoquant les fortifications suscitées par la guerre.

Se défendre contre les raids aériens a été une des grandes préoccupations des différents pays : largement illustré, le thème du camouflage abordé dans la cinquième salle est rendu particulièrement captivant. De nombreux documents et affiches rappellent à quel point la menace des raids aériens a pesé sur les populations tout au long du conflit. Dans ce domaine, la Seconde Guerre mondiale a largement sollicité l’aide des architectes, le camouflage formant désormais un département spécifique dans toutes les forces armées. Dès 1938, les Britanniques se préparent à camoufler leurs usines les plus exposées. Des petites agences aux grandes écoles, le thème inspire de multiples projets et opérations réalisées grâce à des équipes composées d’architectes, de décorateurs, de chimistes et même de psycho­logues. Le principe du camouflage a même intéressé directement des artistes comme Dali et Fernand Léger. Fortement intéressé aussi, l’artiste Moholy-Nagy lui applique les théories du Bauhaus.

Les projets gigantesques

En Californie, où la menace de raids aériens s’est fait particulièrement sentir après Pearl Harbour, toute une équipe de décorateurs a été engagée pour recouvrir de faux paysages les bases militaires et les usines. Durant la campagne en Libye, un habile camouflage déplace le port d’Alexandrie en juin 1941, de sorte que les avions allemands vont larguer des bombes sur un décor de toile. De façon préventive, les Russes font retoucher tous leurs plans de ville et travaillent à la fabrication d’un faux Moscou. Quant au plan de défense antiaérienne, il se développe différemment d’un pays à l’autre. Ainsi, en Grande-Bretagne, les discussions sur la stratégie à adopter tournent à la fameuse « Querelle des abris » à Londres, illustrée par l’exposition : les Conser­vateurs s’opposent au système d’abris collectifs, craignant d’en faire des foyers de rassemblement populaire, et restent favorables au renforcement des caves et à l’aménagement d’abris individuels (abris en tôle pour jardins à peine enterrés et traités de niches à chiens par leurs adversaires). La réflexion sur le type idéal d’abris avait débuté en 1924 déjà, à la suite des raids allemands sur Londres durant la Première Guerre mondiale. Lorsque la Luftwaffe attaque Londres en 1940, le gouver­nement va créer des abris collectifs, et le métro de Londres se transforme en réseau d’abris.

En fin de parcours, quatre macroprojets – présentés selon une scénographie all over efficace, les images se retrouvant aussi sur les plafonds – viennent illustrer la tendance au gigantisme qui marque ces années de guerre. Le cas du camp d’extermination d’Auschwitz y trouve tristement sa place puisqu’il incarne le génocide industrialisé soutenu par un véritable plan d’urbanisme, comme l’illustrent plusieurs images et documents. Dans le livre publié à l’occasion de l’exposition, qui détaille avec précision la genèse de ces projets, Jean-Louis Cohen rappelle que les « nazis n’ont inventé ni les camps en général, ni les camps de concen­tration en particulier (…), mais ils sont les seuls à avoir associé réclusion, production industrielle et extermination industrielle1 ».

Conçu pour rendre le fonctionnement de la bureaucratie militaire plus rationnel, le Pentagone est le plus grand projet réalisé pendant la guerre, dans l’agglomération de Washington. Malgré ses 26 kilomètres de couloir, aucun parcours de bureau à bureau ne dure plus de sept minutes du fait que les bureaux sont desservis par cinq anneaux polygonaux concentriques et dix couloirs radiaux, se passant même de tout ascenseur. Les deux autres projets concernent d’immenses sites consacrés respectivement à la balistique et à la recherche atomique avec, du côté allemand, Peenemünde, dont un plan du bâtiment prin­cipal en perspective affiche une esthétique résolument moderne qui tranche avec l’esthétique nostalgique de bien des projets du IIIe Reich, et Oak Ridge, dans le Tennessee, qui a employé 75 000 personnes et qui représente l’une des opérations du programme Manhattan amorcé en 1942 par les Américains pour arriver à construire la bombe atomique avant les Allemands.

Prémices de l’architecture actuelle

En fin de parcours, une section évoque les Architec­tures de la mémoire et de l’oubli, en montrant que l’enjeu de commémoration est, et a été, lui aussi un moteur de production architecturale. Emblématique de l’esprit du IIIe Reich, Le Projet de Totenburg (forteresse des morts, 1941) de Wilhelm Kreis incarne à la fois le monument aux morts et le rêve allemand de colonisation de l’Est.

Extrêmement bien documentée, clairement structurée par les différents thèmes introduits par des explications, fruit d’une synthèse remarquable, Architecture en uniforme se parcourt comme un ouvrage érudit et exigeant qui plaira aux férus d’architecture (il s’agit de la première étude en profondeur de la modernisation de la théorie et de la pratique architecturales durant la période 1937-1945) comme à tous ceux qui, ne maîtrisant ni l’architecture ni l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, apprécient les approches inédites de l’histoire de la société qui sont devenues l’image de marque du CCA. Pour incarner davantage le propos, parfois sec, il aurait été idéal de présenter une entrevue de quelques minutes avec le commissaire Jean-Louis Cohen et avec les groupes de réflexion qui ont accompagné son projet ; par ailleurs les films de l’ONF (dans l’ensemble très bien choisis) qui rappellent les répercussions de la guerre sur le Canada, auraient eu avantage à bénéficier de sous-titres en français. De l’expo­sition, on ressort éclairé sur bien des liens que l’on peut faire entre notre environnement architectural et industriel actuel et les processus qui l’ont stimulé à travers la guerre. Nos horizons de réflexion sur la Deuxième Guerre mondiale s’ouvrent à d’autres enjeux et à bien des aspects souvent mis de côté par les récits classiques du conflit mondial. Aborder la Seconde Guerre mondiale sous l’angle de l’architecture sur le mode comparatif et thématique privilégié par Jean-Louis Cohen ne signifie pas une mise à plat des enjeux du conflit. Sur ce point, le commissaire prend soin de préciser que « le comparatisme généralisé sur lequel se fonde [son] récit n’est en rien basé sur l’idée selon laquelle la guerre n’aurait été que l’affrontement tragique de deux blocs de nations placées sur un pied d’égalité politique ou éthique. (…) Déclenché unilatéralement par Adolf Hitler, qui l’avait prémédité sans d’ailleurs en faire un mystère, le second conflit mondial fut et reste une guerre juste, que les forces de la démocratie et de l’humanité se devaient de mener contre celles de l’oppression et de la barbarie, y compris au prix de la destruction des villes allemandes et japonaises, dont l’horreur incontestable n’efface nullement pour autant les crimes des forces de l’Axe2. »

Architecture en uniforme: projeter et construire pour la seconde guerre mondiale
Centre Canadien d’Architecture 1920, rue Baile Montréal
Tél. : 514 939-7026 www.cca.qc.ca
Commissaire : Jean-Louis Cohen
Du 13 avril au 18 septembre 2011

(1) Jean-Louis COHEN, Architecture en uniforme. Projeter et construire pour la Seconde Guerre mondiale, 2011, éd. Hazan et Centre Canadien d’Architecture, p.290.

(2) Jean-Louis COHEN, Id., p.19