Présentée d’abord à Zurich puis à Los Angeles sous un titre plus provocateur conservé pour le catalogue, L’Expressionnisme en France et en Allemagne, cette version de l’exposition accrochée au Musée des beaux-arts de Montréal regroupe des œuvres produites des deux côtés de la frontière durant les quatorze premières années du XXe siècle.

Le but avoué consiste à mesurer les effets d’une interaction sans précédent entre les jeunes peintres qui se disputent l’avant-scène de l’art. Cet objectif repose sur un travail de recherche méticuleux réalisé par Timothy O. Benson, conservateur au Robert Gore Rifkind Center for German Expressionist Studies du Los Angeles County Museum of Art. Le titre plus accrocheur choisi pour Montréal, marqué par l’ajout du mot « impressionnisme », est assorti d’un imposant dispositif documentaire qui situe les œuvres dans leur contexte d’une manière très appuyée, entre l’Exposition universelle de Paris en 1900 et la déclaration de la Première Guerre mondiale, en 1914.

Deux pôles culturels : France – Allemagne

De nos jours, le terme expressionnisme désigne un courant de l’art allemand qui s’applique non seulement à la peinture, mais aussi à la littérature, au cinéma et à l’architecture. Comme le précise Timothy O. Benson dans le catalogue, il est opportun de souligner qu’à l’origine le terme fut utilisé en 1911 pour désigner les toiles de peintres français exposées à la Sécession de Berlin afin de qualifier leur nouvelle approche du tableau qui déconstruit l’image. Cette rupture radicale avec les impressionnistes s’était alors imposée à tout artiste comme la seule voie à suivre pour affirmer son appartenance à l’avant-garde.

Une chronologie rigoureuse publiée dans le catalogue témoigne avec éloquence de la fréquence, de la diversité ainsi que de la multiplicité des échanges culturels entre la France et l’Allemagne, qui remontent à 1883, date de la première exposition des impressionnistes en Allemagne. La chronologie constitue l’axe principal de la démonstration. Autour de cet axe se développent six études spécialisées qui examinent à la loupe cette période charnière. Comme l’avait déjà souligné le professeur Thomas Gaehtgens dans L’Art sans frontières, étude magistrale publiée en 1999, à cette époque « l’échange culturel entre les pays […] est une condition préalable, voire impérative, de la création artistique. Définir ce transfert est une tâche nécessaire de l’histoire de l’art. » Selon l’expert, la discipline ne s’est penchée sur la question que d’une manière marginale. Il est essentiel de remplacer le concept trop mécaniste d’influence qui enferme l’artiste dans une relation de dépendance face aux innovations formelles, qui se succèdent alors à un rythme sans précédent. La manière dont l’art est diffusé entraîne des conséquences qui affectent la manière d’innover. La notion de « réception active » est sans doute plus pertinente pour décrire la façon dont le peintre absorbe et retransforme les approches novatrices qui circulent dans le milieu de l’art.

Même si, dans les grandes villes allemandes comme Dresde, Munich ou Berlin, les expositions de peinture française se multiplient, Paris demeure la capitale incontestée des arts. Y séjourner, voire y exposer, devient une obligation. Et sur les cimaises parisiennes, on voit déjà poindre des alternatives à l’impressionnisme : Cézanne, Gauguin, Bonnard et les Nabis, et surtout Signac et les « artistes indépendants » (Cross, Luce, Dubois-Pillet…) qui souhaitent renouveler la peinture au moyen d’une approche scientifique de la couleur et d’une nouvelle technique pour l’appliquer : le divisionnisme. Le résultat est subtil. La couleur ne reproduit plus le ton local. Par de savantes orchestrations de teintes complémentaires, l’artiste se libère des contraintes de la représentation. C’est d’ailleurs auprès de Paul Signac, en 1904, que le jeune Matisse cèdera à la tentation de la couleur pure, effectuant ainsi un virage décisif pour la suite de sa carrière. Au Salon d’automne, il se fait remarquer par le critique d’art Louis Vauxcelles, qui qualifie ses toiles de « fauves », faute de terminologie précise et surtout de compréhension de la transformation radicale qui vient de surgir.

1901 : une année décisive des deux côtés de la frontière

Les galeries privées, qui se sont rapidement multipliées à la fin du XIXe siècle, deviennent des acteurs influents dans le milieu de l’art. Elles vont même infléchir le cours de l’histoire de l’art. L’une des plus célèbres, qui assura aux impressionnistes leur succès commercial, Bernheim-Jeune, poursuit une politique destinée à défendre des peintres encore insuffisamment connus et présente, en mars 1901, la toute première rétrospective des œuvres de Van Gogh, mort et oublié depuis 1890. Derain, Matisse et Vlaminck en sont bouleversés. Le marchand berlinois Paul Cassirer, qui se rend régulièrement à Paris, voit cette exposition et décide de présenter dix-neuf toiles dans la capitale allemande en décembre de la même année. Plus tard, en avril 1905, il sera responsable de la venue à Dresde de cinquante-quatre toiles du génie méconnu présentées à la Galerie Arnold. Quatre étudiants en architecture sont alors éblouis par la violence des couleurs criardes et par la grande liberté d’une touche singulière, morcelée, hachurée. Ils se nomment Kirchner, Heckel, Bleyl et Schmidt-Rottluff. Une toile de ce dernier, datée de 1906, Allée de jardin tôt le matin, montre bien comment il absorbe les audaces de Van Gogh. Il ne faut plus peindre ce que l’on voit, mais ce que l’on ressent, intensément. Couleur pure et simplification des formes sont au centre des recherches de l’association qu’ils fondent rapidement, dès le mois de juin : Die Brücke (Le Pont). Jeunes et rebelles, influencés par les écrits de Nietzsche, ils sont tous profondément anticonformistes.

Toujours au fil du catalogue, le lecteur découvre le rôle déterminant joué par certains directeurs de musée visionnaires, Hugo von Tschudi et Karl Osthaus, qui font des acqui­sitions majeures de peinture française moderne, et l’importance de collectionneurs influents, comme le comte Harry Kessler. Ils rivalisent d’audace avec Gustave Fayet. À souligner également, la fonction éminemment critique de revues spécialisées, qui diffusent les violentes polémiques du jour au sujet de l’art moderne. Cette invasion de l’art français soulève une controverse passionnée au sein d’une opinion publique dominée par la cour impériale, qui a tendance à se replier dans un nationalisme borné. C’est toujours au catalogue qu’il faut se référer pour comprendre la position centrale de Matisse (hélas sous- représenté dans l’exposition pour cause de refus de prêts) et son importance pour la peinture allemande.

Un groupe plus cosmopolite

Durant cette période d’échanges culturels sans précédent, il convient de souligner la présence, à Munich, d’un groupe très hétérogène d’artistes provenant non seulement d’Allemagne, mais aussi de Russie, connu sous le même nom qu’une manifestation célèbre par sa grande originalité. En 1911, l’organisation d’une exposition unique en son genre et la publication simultanée d’un livre-manifeste sous l’appellation quelque peu énigmatique Der Blaue Reiter (Le Cavalier bleu) dévoilent une nouvelle forme d’expressionnisme aux accents mystiques à peine voilés. Les artistes se rallient à Kandinsky, chef de file et théoricien du groupe. Se présente alors une nouvelle alternative à l’impressionnisme. Abandonnant la fonction mimétique de la couleur, les membres du groupe cherchent plutôt à traduire, dans une forme d’expressionnisme plus abstraite, une sorte de « nécessité intérieure » qui résulte d’une accumulation d’expériences du monde (et pas seulement d’impressions perçues) qui doivent être épurées de tout élément accessoire pour ne traduire que le nécessaire, sur le plan spirituel. Ce qui conduira Kandinsky à renoncer progressivement au monde des objets.

Franz Marc, Paul Klee et d’autres membres de ce groupe poursuivent une carrière indépendante sans adopter un style commun, tout en personnalisant certains éléments formels du cubisme, revus et « colorés » par Robert Delaunay, dont les œuvres sont très exposées à Berlin durant ces années décisives. Le 3 août 1914, l’Allemagne déclare la guerre à la France. Le conflit met brusquement fin aux échanges culturels. Et pourtant, pour le monde de l’art, un virage essentiel a été réussi. La déconstruction des formes et de l’espace, associée à la primauté accordée à l’expression de l’émotion, demeure au fondement de l’art du XXe siècle. 

DE VAN GOGH À KANDINSKY DE L’IMPRESSIONNISME À L’EXPRESSIONNISME, 1900-1914
Commissaire : Timothy O. Benson
Musée des beaux-arts de Montréal
Du 11 octobre 2014 au 25 janvier 2015