Désordre poétique pour reconstruction du regard : retour sur MOMENTA
« Si tu regardes au-delà, il y a autre chose, regarde, regarde1. » Cette phrase tirée de l’œuvre Marché Salomon (2015) présentée dans l’exposition Désordre poétique de Beatriz Santiago Muñoz à la Galerie Leonard et Bina Ellen résume en partie ce que l’on retient de cette édition de MOMENTA. À partir du motif de la nature qui ressent, celle-ci exhorte à un déplacement des points de vue et à une redirection du regard – ceux qui construisent nos visions du monde, où s’accumulent des images qui dictent une certaine structure de pensée. Dans une conversation2 avec l’anthropologue Yarimar Bonilla, Santiago Muñoz dit vouloir penser dans l’entre, et révéler aussi ce qui s’y trouve3. Elle souhaite examiner, réfléchir et travailler avec l’autre, et non plus à propos de ou au nom de. Dans son processus de décolonisation, l’artiste embrasse l’expérimentation afin de désapprendre, de déconstruire cette archive d’images bien ancrée qui a érigé nos savoirs, et d’inverser les points de vue en faisant des Caraïbes un endroit à partir duquel on pense et on observe le monde.
Dans Binaural (2019), un agencement de six projections 16 mm, chaque vidéo montrée en boucle participe à ce déplacement du regard. L’artiste fait s’accumuler des plans, des jeux de caméra et des cadrages qui révèlent une multiplicité de points de vue – par exemple un paysage qui défile à la verticale et qui vacille, le balancement du corps et le regard qui capte des bribes d’un environnement, des jeux de lumières qui dévoilent par intermittence des fragments d’une murale, la mer qui est renversée, les montagnes qui se dédoublent dans le reflet de l’eau, etc. La caméra pointe aussi souvent vers le ciel, comme à la recherche d’un nouvel horizon, ou pour nous indiquer vers quoi regarder. Ces dispositifs simples – qui recadrent et réorganisent le regard – décalent notre lecture des images et nous font voir autrement ce que l’on croyait avoir vu mille fois. Une carte présentant un archipel que l’on voit dans l’une des vidéos, ainsi que la disposition des projections dans l’espace d’exposition, nous ramènent vers la pensée archipélique d’Édouard Glissant ; une pensée qui est multiple, selon laquelle chaque île – et chaque personne – est à la fois indépendante et dépendante de l’autre, et qui se construit dans la conscience d’une mondialité où les différences et la multitude de regards sont des forces. En contradiction avec une pensée continentale qui semble unique, hégémonique, qui dirige et impose, la pensée archipélique de Glissant cerne les choses de manière poreuse et encourage leur transformation : « je peux changer en échangeant avec l’autre sans me perdre pourtant ni me dénaturer4. » Cette posture offre la possibilité de déplacer les points de vue afin de penser à partir des îles des Caraïbes dans toute leur multitude et mène à un repositionnement des regards qui s’ensuivent. Cette stratégie est adoptée également par Santiago Muñoz pour proposer de nouvelles images.
Les plans qui se succèdent dans la vidéo Gosila (2018) montrent Porto Rico à la suite d’un ouragan, des images désolantes de ce « lieu catastrophé », certes, mais portées vers un certain retour à la vie. Dans l’entretien mentionné plus haut, Santiago Muñoz affirme ce désir de montrer autre chose que ces scènes où toute vie semble à jamais disparue, où le regard tend justement à cerner la catastrophe du seul angle de la tragédie, à catégoriser l’événement et la population qui en est affectée. Les Caraïbes sont montrées comme un paysage de carte postale qui fait rêver les gens du Nord, ou à travers la désolation du triste sort que le climat déréglé – par ces mêmes gens du Nord – leur inflige.
L’artiste utilise une stratégie de mise en espace qui rend visible ce regard stéréotypé et participe à sa déconstruction. Un prisme de verre disposé devant la lumière du projecteur déforme le rectangle au mur, laisse une trace lumineuse au sol et matérialise la vidéo. Nous le comprenons davantage en entendant : « Tu peux tout voir, n’est-ce pas ? Soudainement, tout est visible5 », après que la femme de la vidéo ait regardé à travers ce même prisme de verre. C’est aussi en regardant à travers, cette fois par l’ouverture que forment leur pouce et leur index que les deux protagonistes de Marché Salomon voient soudainement au-delà du lieu fréquenté quotidiennement ; leurs doigts découpent les détails de ce qui compose leur environnement, ce qui leur permet, tout comme à nous, de participer à la reconstruction du regard que l’on y porte.
1 « If you look behind those things, there is something else, look, look. » (Traduction libre)
2 Conversation entre Beatriz Santiago Muñoz et Yarimar Bonilla tenue en ligne dans le cadre de l’exposition le 10 septembre 2021. http://ellengallery.concordia.ca/audio-video/audio-video-2021/.
3 Comme dans l’œuvre La cabeza mató a todos (2014), où l’androgynie est définie comme un « middle space ».
4 Hans Ulrich Obrist et Édouard Glissant, Conversations (extraits) : Utopie de la ville et du musée. L’espace et le temps (Paris : Production Nuit Blanche, Ville de Paris et Institut du Tout-Monde, 2013), p. 10.
5 « You can see everything, right? Suddenly everything is visible. » (Traduction libre)
(Événement)
Désordre poétique
Beatriz Santiago Muñoz
Commissaires : Stefanie Hessler
en collaboration avec Camille Georgeson-Usher,
Maude Johnson et Himali Singh Soin
Galerie Leonard & Bina Ellen
Momenta Biennale de l’image
Du 1er Septembre au 16 Octobre 2021