Deux millénaires d’art du Pérou : des Incas à l’indigénisme
L’impressionnant héritage artistique du Pérou est mis en lumière dans la vaste exposition conçue et réalisée par le Musée des beaux-arts de Montréal. Trois cent cinquante œuvres représentant les domaines les plus divers – sculpture, peinture, art textile, céramique, photo — reflètent des traditions liées à plus de deux mille ans d’histoire, de cultures et de civilisations en terre péruvienne.
L’exposition Pérou : Royaumes du Soleil et de la Lune réunit des chefs-d’œuvre de l’art précolombien, des exemples de l’art religieux du régime espagnol, des toiles réalistes du XIXe siècle ainsi que des peintures du XXe siècle créées dans le sillage du modernisme. Ces dernières portent également le sceau du courant indigéniste, dont l’initiateur fut José Carlos Mariátegui, philosophe de Lima (1894-1930).
Nathalie Bondil, directrice du MBAM, place cet événement dans le contexte d’une exploration artistique des identités nationales latino-américaines. « À la suite de ¡ Cuba ! Art et histoire de 1868 à nos jours, exposition présentée en 2008, j’ai constaté que l’archéologie n’a révélé que récemment, au cours du XXe siècle, ce berceau de la civilisation, le Pérou – on en compte six au monde : la Mésopotamie, l’Égypte, l’Inde, la Chine, le Pérou et le Mexique. Notre exposition montre comment, au cours de l’époque moderne, le regard sur l’histoire est passé d’une interprétation coloniale à un tout nouveau sentiment nationaliste », explique la directrice.
La redécouverte de Machu Picchu
En effet, la redécouverte des ruines de Machu Picchu par une équipe archéologique de Yale, dirigée par Hiram Bingham, représente le moment charnière d’une prise de conscience nationale au Pérou, liée à la grandeur des Incas et d’autres cultures précolombiennes. C’est une pierre de touche symbolique dans la constitution d’une mémoire collective patriotique au Pérou dès le début du XXe siècle.
L’exploit archéologique de Machu Picchu coïncide avec l’essor de l’indigénisme, mouvement panaméricain, également l’un des principes moteurs de la révolution au Mexique, pays héritier des Aztèques, de 1910 à 1920.
Dans le contexte péruvien, le sentiment de force issu de la prise de conscience indigéniste débouche sur des revendications politiques et culturelles au début du XXIe siècle. Au terme de négociations prolongées, commence en 2011 le retour d’environ 1 360 objets déterrés, sur un total de 46 300 prêtés en 1911 « pour un an et demi (!) » à l’Université Yale : on attend en 2013 que tout le corps expatrié soit restitué. Dans ce type de revendication – récupération d’un héritage archéologique expatrié –, le Pérou fait actuellement figure de proue.
Victor Pimentel, commissaire principal de l’événement, place ce qu’il appelle « une communauté imaginée » au cœur conceptuel de l’exposition.
« La “pérouanité”, ce sentiment nationaliste (…), ne saurait se matérialiser en une image concrète immuable. Elle s’exprime au travers de symboles et lie les peuples du Pérou, dont les ancêtres sont à prédominance indigène et créole. (…) À travers la représentation de mythes et de rituels des anciennes civilisations andines, leur perpétuation, dissimulation et hybridation pendant la vice-royauté espagnole, puis leur redécouverte et leur revalorisation au XXe siècle, il est possible de reconstituer les images fondatrices du Pérou moderne1. »
Il est significatif de noter qu’en 2012, 13,2 pour cent – soit plus de trois millions de Péruviens – possédaient encore comme langue maternelle le quetchua, idiome de l’empire inca.
Une histoire qui peut être revisitée
L’exposition est constituée d’une suite d’œuvres qui reflètent le concept « d’identité narrative » explorée par le philosophe Paul Ricœur. « L’identité narrative n’est d’aucune manière “identique à elle-même”, mais se présente “entre la fiction et la réalité”. Elle est ouverte : “l’intrigue d’une histoire qui peut être revisitée”. L’initiative culturelle et identitaire y a sa place. Des nations peuvent être inventées qui n’existaient pas auparavant2. »
L’image précolombienne est tributaire de quelques « principes structurants » esthétiques et philosophiques. L’empire des Incas est immense : il englobe les territoires actuels du Pérou, de la Bolivie et de l’Équateur. « Il était essentiel pour les Incas de développer un système visuel évocateur et cohérent : ils ont donc créé un style aux formes normalisées avec une préférence pour les motifs géométriques3. » Mais l’on rencontre aussi cette tendance géométrique chez les Mochica de la côte nord du Pacifique péruvien. Une parure funéraire d’or chimù témoigne d’une magnifique maîtrise du champ plastique et d’une fantaisie véritablement baroque. En général, l’objet précolombien a l’air de prendre son essor avec grâce et légèreté, tout en gardant un côté hiératique et monumental. D’un point de vue cosmologique, des divinités féminines associées à la Lune et des divinités masculines associées au Soleil marquent l’art précolombien. La relation avec la mort et l’importance du sacrifice humain comme facteur d’équilibre cosmique font également partie de la spiritualité andine.
Symbolisé par des archanges apocryphes dans la peinture de l’école de Cuzco, l’impératif de l’évangélisation des peuples conquis met son sceau à l’art de la colonie. L’école de Cuzco est la plus prestigieuse école picturale de l’Amérique espagnole. Cependant, dissimulé par l’art catholique, se dresse le désir d’affirmation autochtone. La Vierge se voit associée au culte de la Tierra Madre (la Terre mère : Pachamama). Dans des lieux de culte préhispanique, on construit des autels chrétiens : le visage de la Vierge est parfois dépeint encastré dans une montagne.
En 1821, après la déclaration de l’indépendance, l’art péruvien tributaire de l’Europe – au service de la minorité espagnole – montre l’autochtone tel un être étranger. Mais peu à peu l’héritage précolombien reprend ses droits et triomphe avec l’essor de l’indigénisme idéologique dans les années 1920. Celui-ci influence le modernisme péruvien, comme l’attestent les scènes de la vie indigène qu’illustre une vaste sélection d’œuvres de José Sabogal, Camilo Blas, Julia Codesido, Leonor Vintanea Cantuarias. La toile Pastoras (Bergères, 1944) de Vinatea Cantuarias se distingue par la monumentalité de sa composition enrichie par la musicalité des courbes.
L’abstraction péruvienne, telle celle de Fernando de Szyszlo, relèvera en partie de ce que la critique argentine Marta Traba appelait « un art de la résistance » : voie alternative entre l’acculturation et le nationalisme folklorique. Tenant compte de la « préférence géométrique » de l’art inca, ainsi que de la tendance à aller vers l’essence inhérente à l’art moderne, on peut prendre appui sur une citation du poète et essayiste mexicain Octavio Paz pour conclure : « La modernité, c’est la plus ancienne antiquité4 ».
(1) Les Royaumes du Soleil et de la Lune, sous la direction de Victor Pimentel, Éditions du Musée des beaux-arts de Montréal, 2012, p. 21.
(2) Ruth Wodak et al., The Discursive Construction of National Identity, University of Edinburgh Press, 2009, p. 4-21
(3) Pimentel, p. 23.
(4) Notes explicatives pour la collection de peinture latino-américaine du Musée Banco de la Republica (Bogota).
PÉROU : ROYAUMES DU SOLEIL ET DE LA LUNE
IDENTITÉS ET CONQUÊTES AUX ÉPOQUES ANCIENNE, COLONIALE ET MODERNE
Commissaire : Victor Pimentel
Musée des beaux-arts de Montréal
Du 2 février au 16 juin 2013