Documenter l’ordinaire, (s’)inventer un monde
Il y a de l’audace dans la rétrospective de Raymonde April présentée au 1700 La Poste. De la tendresse aussi, et une intelligence fine des chemins artistiques et philosophiques de l’œil derrière la lentille, et de l’âme qui s’y rattache. On le constate d’emblée, quand l’auteur du catalogue met ces mots dans la bouche de la photographe :
« Le repli devient alors pour moi le meilleur moyen d’accéder au monde. » (p. 39) Tout au long de cette fausse narration homodiégétique où il incarne April et réinvente, au gré de ses souvenirs et de sa fantaisie, la vie et la carrière de celle-ci, Charles Guilbert esquisse une traversée de la psyché d’une artiste dont la création consiste à voler, en un clic, l’anima des autres. Anima dans laquelle elle n’a eu de cesse de se (re)connaître et de se (re)découvrir depuis presque 50 ans.
Guilbert ne cache ni son jeu ni ses intentions : aborder par l’intime autant que le social le travail d’une amie et collègue chez qui l’observation microcosmique constitue l’un des principaux fils rouges d’un vaste récit. L’autoportrait qui accueille le visiteur (Sans titre, 18 février 2013, 2014) incarne judicieusement cette idée de circulation entre le personnel et le social, entre le passé et le présent aussi. Cadrée en plan-buste de profil, April se dissimule sous sa chevelure entre deux âges, moitié châtaine, moitié grise. De part et d’autre de ce cliché programmatique se dessine une topographie d’images issues de passés, lointain ou récent.
La première partie, logée au rez-de-chaussée, s’organise autour de sept autoportraits ; sous l’intitulé Les amitiés nouvelles ont été regroupés des tirages en noir et blanc de 88 négatifs anciens (tirages 2022 ; clichés, 1973-1999), pour la plupart inédits. Ainsi, même les photos « historiques » délinéamentent en des itérations originales quelques thèmes chers à l’artiste : scènes de la vie quotidienne, portraits, autoportraits, etc. Loin de la rétrospective classique opérant un retour sur l’ensemble d’une production connue, l’exposition offre un point de vue inusité à travers une sélection protéiforme divulguant concomitamment le versant public et la face cachée d’une pratique au long cours.
Le storytelling émergeant de corpus sériels est à n’en pas douter le nœud gordien de l’œuvre d’April. C’est le cas de ces Amitiés nouvelles, 88 photographies directement apposées aux murs, sans cadre ni passe-partout, mais aussi du Journal de Mumbai (tirages 2022 ; clichés, 2014-2020) regroupant au sous-sol quelque 22 impressions couleur. Sauf exception, ce ne sont pas tant les images individuelles que leurs narrations implicites qui constituent l’intérêt premier de ces suites. Néanmoins, certaines compositions s’imposent per se, comme cet Autoportrait à la porte de l’atelier (1981), dont l’astucieuse disposition permet à l’artiste d’alors de dialoguer virtuellement avec ses relations renouvelées par la magie du tirage. Enfin, 11 grands formats en couleur (tirages 2022 ; clichés, 2013-2019), constituant la Traversée qui donne son titre à l’exposition, se déploient sur la mezzanine dans un accrochage aérien et esquissent des ponts imaginaires entre les rivages du Saint-Laurent et ceux de la mer d’Arabie.
Ainsi, la scénographie de l’exposition ouvre de nombreuses passerelles entre les séries, les images d’une même série, quand ce n’est pas à l’intérieur même d’une composition. Elle construit aussi des accointances entre les géographies, des paysages du Bas-Saint Laurent – où April a grandi – à ceux de l’Inde. S’en dégage un travelogue des lieux autant que des gens rencontrés, que ce soient des proches ou des inconnus croisés au fil de voyages où l’on doit rapidement « faire contact » pour parvenir à capter non des anonymes et des clichés touristiques, mais l’âme des personnes et des lieux. Ça et là, dans de discrètes mises en abyme, l’artiste passe devant la lentille pour en devenir un sujet parmi d’autres, objet de sa propre observation.
Gwynne Fulton ébauche à son tour quelques chemins de traverse, cette fois entre les écrits de Virginia Woolf, les films de Chantal Ackerman et les photos de Raymonde April, « engagée dans une relation avec l’ordinaire en tant que site de l’expérience affective. » (p. 102 du catalogue) À cette courte liste, on aimerait ajouter les noms de Sophie Calle et Annie Ernaux, et convoquer la mémoire affective et le « ça a été » que constitue cette mémoire, immortalisée et transformée par la re-présentation. Tout en rappelant à l’artiste son passé, le récit émergeant du panorama proposé dans l’exposition invite le spectateur à y adjoindre sa propre interprétation, sa propre histoire. Ainsi, l’œil de la photographe qui construit, image par image, un vaste puzzle intime et personnel parvient-il à toucher l’humanité par l’universalité de son propos et à lui faire prendre conscience qu’à bien des égards, cette histoire est aussi la sienne.
(Exposition)
Traversée
Raymonde April
1700 La Poste, Montréal
Du 7 octobre au 18 décembre 2022