Échos d’un visible fantasmé par la technologie
Avec sa récente exposition présentée à l’Œil de Poisson, Mathieu Cardin se penche sur l’illusionnisme hypnotique de l’écran, omniprésent dans les sociétés contemporaines au point d’en paraître transparent.
En pénétrant dans la grande galerie du centre d’artistes de Québec, nous sommes confrontés à sa lumière bleutée si particulière et à l’animation en fondu ininterrompu des images qu’il nous donne à voir. On trouve des écrans de dimensions variées fixés au mur, présentés sur des socles ou des structures en escalier. L’installation nous invite en quelque sorte à en faire le tour. Objets en eux-mêmes, on trouve au centre de la galerie un écran à côté d’une imitation de colonne antique, au sommet de laquelle se trouve une roche d’une légèreté que l’on devine trompeuse. D’une complexité visuelle réduite de beaucoup par rapport aux appareils qui l’ont précédé, l’écran à cristaux liquides s’affiche comme une surface plate analogue à un tableau. L’ensemble de l’exposition atteste toutefois que le dispositif technique qui en conditionne le régime de visibilité, bien que caché, n’en demeure pas moins puissant.
Pour peu qu’on déambule dans l’espace, nous sommes en effet confrontés à l’envers du décor. L’aménagement de la galerie crée deux espaces distincts. Le premier, plus vaste, se présente comme une fantasmagorie technicienne. On découvre une vitrine d’effets visuels et de jeux d’illusions créés par des bidouillages et de petits agencements, tant techniques que matériels, en pénétrant dans l’espace suivant aménagé comme une coulisse. On comprend ici que les images aperçues plus tôt procèdent de combinaisons d’objets et de matières animés par des changements d’éclairage, le déversement d’un liquide fumant ou le mouvement de leur support, captés par des caméras de surveillance. Dans ce contexte, les écrans diffusent en temps réel les états changeants d’objets, de matières et d’appareils intégrés à un dispositif imaginé par Cardin, éliminant le temps de latence entre la captation et la diffusion des images, l’observation et l’exposition.
D’allure factice, la matière et la facture mêmes des éléments mis en scène se plient en amont de ce régime de visibilité, tant elles sont pensées pour leur saisie par la caméra. Devant nous, les images se modifient donc instantanément en un flux ininterrompu. Ce phénomène constitue d’ailleurs la caractéristique principale des écrans sur lesquels s’ancre aujourd’hui une part toujours plus importante de notre culture visuelle et matérielle, selon Divina Frau-Meigs1, professeure en sciences de l’information.
De par leurs dimensions réduites, les écrans mis de l’avant par Cardin réfèrent à l’appréhension domestique que l’on a de ceux-ci, différente de notre expérience des salles de cinéma.
De par leurs dimensions réduites, les écrans mis de l’avant par Cardin réfèrent à l’appréhension domestique que l’on a de ceux-ci, différente de notre expérience des salles de cinéma. Ils concrétisent le niveau d’intimité entretenu avec nous, comme sujets, via leur dispositif, et la proximité qui a permis leur pénétration dans la plupart des foyers aujourd’hui. Sans qu’il y paraisse à première vue, cette relation intime s’inscrit dans une logique relevant de la société du spectacle et de celle de la consommation, toutes deux caractérisées par un rapport très fort, voire consubstantiel, entre image et objet. Comme le souligne Frau-Meigs, l’adaptation de l’écran à la sphère domestique concorde également avec le développement d’un marché libéral2. Cachée à l’intérieur d’un socle ouvert, une boîte d’expédition de la compagnie Alien Burger imaginée par l’artiste, mais dont quelques restaurants retrouvés par la suite sur le Web s’avéraient exister, renvoie à cette réalité économique, de même que la reprise d’une forme de rétine verticale, aussi utilisée comme logotype commercial dans l’exposition What the Frog’s Eye Tells the Frog’s Brain que Cardin avait présentée à Vox au début de 2020.
Dans l’ensemble, comme dans ses moindres détails, l’installation de Mathieu Cardin joue sur cette confusion entre le réel et sa représentation visuelle fantasmée. Le registre du visible modulé par l’écran se fonde sur une recherche d’effets visant une plus grande sensation de proximité, voire moussant un rapport sensuel à l’univers représenté. Il stimule une appréhension engageant le corps et atténuant les barrières entre le sujet et l’objet et crée un régime de perception altérant la relation à la réalité extérieure à l’écran. S’ajoutent les capacités de branchements multiformes et multisources du dispositif, engageant des processus internes et externes pouvant être simultanément coordonnés au profit d’une prolifération tautologique d’images.
Dans cette chambre d’échos réverbérés à l’infini par la technologie, l’artiste pointe d’ailleurs la galerie, comme instance autant que comme audience, en tant que partie prenante de cette économie. On se fait prendre au jeu de cette installation extrêmement photogénique, que l’on relaie sur les réseaux sociaux, dans une autre cascade de chambres d’écho.
1 Divina Frau-Meigs, Penser la société de l’écran. Dispositifs et usages (Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, coll. Les fondamentaux, 2011), p. 8.
2 Ibid.
(Exposition)
More Data, More Noise (Post Hoc Ergo Propter Hoc)
Mathieu Cardin
L’Œil de Poisson
Du 19 novembre au 20 décembre 2021