Ed Pien et ses doubles fantomatiques
Que l’on regarde ses grands dessins où s’ébattent des personnages et des formes difficiles à définir, que l’on déambule dans une de ses installations où l’ombre d’objets et de personnes entre en dialogue avec celle du visiteur ou que l’on tente d’entrer dans les méandres des imposants papiers découpés qui ont fait sa renommée, une certitude s’impose : Ed Pien parle de mémoire, de traumatisme et de transformation, et le dessin est son outil principal.
Invité par le 1700 La Poste à effectuer lui-même une sélection de ses créations, l’artiste d’origine taiwanaise arrivé au Canada à l’âge de onze ans questionne à travers une trentaine d’œuvres les différentes façons d’être au monde en s’appuyant aussi bien sur son étude approfondie de l’art occidental que sur sa grande familiarité avec l’art oriental.
« Ce qui m’a frappée dans le travail d’Ed Pien, dont le dessin est un fil conducteur et explique d’autant mieux mon intérêt pour cet artiste, c’est la dimension de douleur et de souffrance que j’y percevais et les pulsions sexuelles polymorphes qui habitent ses figures hybrides, traversées à l’occasion de traits rouges », explique Isabelle de Mévius, directrice du 1700 La Poste. Elle poursuit : « Face à la violence infligée aux corps (corps qu’il a observés en étudiant l’art occidental ancien, mais aussi en visitant des lieux comme Nagasaki), il a cherché à la traduire de telle sorte que chaque regardeur soit un témoin actif plutôt qu’un simple observateur. La force de ses dessins tient à leur capacité de nous méduser, tout en suscitant des questions aussi bien sur ce que nous voyons que sur notre propre posture face à ce qui se déroule sous nos yeux. »
« Au plan formel, précise Isabelle de Mévius, son travail se fonde sur une combinaison intéressante d’expressionnisme, d’abstraction et presque d’art brut où le geste accorde une large part à la rapidité et à la spontanéité. Pour cette exposition, Ed Pien a choisi des œuvres qui englobent le dessin au sens traditionnel du terme et des œuvres qui rejoignent ce qu’on appelle le champ élargi du dessin obtenu par des découpages dans une surface, par des projections d’eau et d’encre, par le nouage et l’assemblage de cordes, mais aussi par des vidéos et des photographies – traces de pluie sur un pare-brise, souffle de l’artiste figé par le froid, paysage enneigé pris depuis un train circulant à haute vitesse (Stop Motion, 2011) – dont la qualité du dessin frappe immédiatement. »
Figures hybrides
Au moment où je l’ai interrogé, Ed Pien était penché sur une série de feuilles de papier noires, couvertes de dessins à l’encre blanche, placées sur le sol : il cogitait sur la façon dont il allait les assembler pour former la quatrième version de son installation Spectral Drawings. C’est le nom qu’il donne à ses figures fantomatiques hybrides, mi-humaines, mi-animales qui semblent flotter dans un noir biotope. « Je n’ai pas de plan précis, explique-t-il. Chaque reconfiguration diffère puisqu’elle s’adapte au lieu. Je joue avec les tons de noir différents du papier. Le fond noir m’intéresse, car il m’inspire au même titre que la noirceur du théâtre qui active l’imagination. L’idée de dessiner des figures blanches sur fond noir m’est venue de manière triviale. Un jour, alors que je sortais du Tate Modern à Londres, un oiseau a lâché une fiente sur un segment de trottoir de couleur foncée, qui m’a fait l’effet d’un ectoplasme, d’un fantôme, à la fois en train d’apparaître et de disparaître. À la différence de mes dessins sur papier blanc, la ligne ici n’est pas simplement une ligne, elle devient lumière. »
Devant ces formes spectrales flottantes, parfois imbriquées les unes dans les autres, parfois isolées, reliées par des filaments, on se questionne sur leur origine : relèvent-elles d’une croyance aux fantômes et ceux-ci sont-ils des êtres bienveillants ou hostiles ? « Les histoires de fantômes, reprend Ed Pien, imprègnent la culture chinoise. Et cela m’a marqué. Dans ma façon de me relier au passé, à l’histoire, je perçois une sorte de sens des fantômes qui m’habite constamment, sans que je considère qu’il s’agit nécessairement de morts. Mes fantômes parlent de mouvement et de transformation; j’ai retrouvé cette capacité d’activation des esprits dans la culture des Inuits qui pratiquent le chamanisme. »
Pour ses dessins sur papier, Ed Pien recourt toujours à la même technique : après avoir hâtivement déposé sur une première feuille de papier quelques taches, quelques bavures au moyen d’un pinceau trempé dans l’encre, il en prend l’empreinte sur une deuxième feuille; celle-ci est le point de départ d’un nouveau dessin dont il reprend l’empreinte, et ainsi de suite. Les empreintes successives inspirent de nouvelles formes et donnent lieu à un entremêlement de figures qui sont superposées, reliées entre elles d’une feuille à l’autre, parfois complétées de traits plus marqués. Les dessins sont réalisés rapidement : une contrainte qu’il a pris l’habitude de s’imposer lorsque, au terme de ses études en art, il a décidé de tracer chaque jour son autoportrait en trois minutes, et ce durant trois années de suite (le catalogue de l’exposition montre quelques-uns de ces portraits, inédits pour la plupart). Dans un second temps, Pien opère un choix parmi tous les dessins d’une des séries qu’il a produites et les juxtaposent de manière à obtenir une grande installation murale où un nombre indéfinissable de figures hybrides mi-humaines, mi-animales sont agitées de mouvements absurdes, de gestes sexuels violents, d’élans de dévoration réciproque dont nos yeux cherchent en vain la logique narrative. Ces figures sont à la fois nous-mêmes, car l’histoire humaine démontre que nul n’est à l’abri de violences et de ses propres pulsions de violence – une idée déstabilisante –, mais on peut les appréhender aussi au premier abord comme des êtres autres, convoqués sur le papier par Pien pour témoigner de quelque chose qui nous échappe, et commencer alors à les décrypter, à détailler leurs ébats, à jouir de leurs attitudes grotesques.
« Dans mes dessins, précise Ed Pien, je place des figures qui se tournent vers le regardeur, une manière de lui signifier qu’ils sont conscients de ce qui est représenté. »
Violences, conscience
Il existe un lien très clair entre chaque œuvre (dessin ou installation) et des événements ou des faits précis qui ont marqué Ed Pien. L’artiste en parle volontiers : « Les traces que laissent certaines tragédies me frappent, comme les lynchages des Noirs en Amérique dont j’ai trouvé des représentations en cartes postales à une certaine époque ou les charniers laissés par les Khmers rouges au Cambodge où l’on voit les os des défunts remonter à la surface lors de pluies torrentielles. La fébrilité qui agite les personnages de mes dessins est liée à des épisodes de terreur subis par des populations, dont j’ai pris connaissance. Mais il n’est pas question de traduire littéralement les souffrances, ce qui ferait du regardeur un voyeur. »
L’œuvre est là pour porter témoignage, à l’instar des Japonais qui, après Nagasaki et Hiroshima, refusaient d’être considérés comme des victimes et se voulaient des témoins actifs. « Dans mes dessins, précise Ed Pien, je place des figures qui se tournent vers le regardeur, une manière de lui signifier qu’ils sont conscients de ce qui est représenté. » Au même étage que les Spectral Drawings, deux dessins de très grand format, Kainai Water Drawings (2013) et Sea Change (2017) sont des transcriptions magistrales d’une suite de réflexions entamées lors de résidences où l’artiste a pris acte des difficultés d’accès à l’eau potable que connaissent la plupart des communautés des Premières Nations. Produit à partir d’un mélange d’encre et d’eau puisée dans une réserve autochtone et donnée à l’artiste par une aînée qui y réside, Kainai a clairement un caractère performatif. L’artiste a laissé le dessin se former lentement par l’évaporation graduelle de l’eau, conservant d’innombrables petites auréoles où se lisent toutes sortes de formes, comme dans les nuages. À ma grande joie, Ed Pien mentionne ici une phrase célèbre de l’artiste et poète Robert Filliou : « L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art. »
Au sous-sol, les visiteurs peuvent s’immerger dans l’installation Revel (2017), constituée d’une haute structure transparente en spirale (où s’inscrivent des formes organiques travaillées de la même façon que les papiers découpés) et mêler leur ombre à celles que projettent une silhouette et toutes sortes de formes surplombant l’installation, le tout étant illuminé par une projection vidéo. Ed Pien décline ainsi le thème de la maison, lieu par excellence du questionnement sur l’avenir ou de la méditation sur l’enfance. Ce point d’arrivée renvoie au point de départ : la mémoire, le traumatisme et, toujours, le dessin.
Les citations sont tirées d’entretiens réalisés par l’auteure le 30 août 2018, au 1700 La Poste.
Catalogue
À l’occasion de l’exposition Ed Pien, Les Éditions de Mévius publient Ed Pien, un livre d’art abondamment illustré, préfacé par la commissaire de l’exposition et directrice générale du 1700 La Poste, Isabelle de Mévius. L’ouvrage comporte des textes de Robert Luzar, artiste, auteur et professeur, et d’Angela Kingston, commissaire et auteure indépendante.
Ed Pien
1700 La Poste, Montréal
Du 12 octobre 2018 au 20 janvier 2019