Avec son film l’Atelier de mon père (2008), Jennifer Alleyn abordait l’univers et la peinture d’Edmund Alleyn. À l’occasion de la rétrospective que présente le Musée d’art contemporain de Montréal , elle rappelle ici les grands thèmes de la peinture d’Edmund Alleyn.

René ViauQuels sont les angles d’attaque de l’exposition ?

Jennifer Alleyn – Cette œuvre m’habite depuis dix ans . Avec mon film, je me suis donné la liberté de proposer un regard, le mien, allant à la découverte d’une œuvre polymorphe, complexe et assez mystérieuse. Après avoir terminé le film, je me suis dit que le vrai aboutissement serait une rétrospective où les œuvres seraient offertes dans leur matérialité afin que, devant elles, les gens puissent suivre leur propre chemin.

Je ne suis pas la commissaire de cette expo­sition. Quand j’ai pris contact avec le personnel du MAC, j’ai appris qu’un projet sur Edmund Alleyn était déjà en route.

Je me réjouis de voir qu’un Musée d’art contemporain vienne célébrer une œuvre d’un artiste dit historique. Cela signifie que les œuvres de mon père peuvent avoir des échos avec l’art actuel. Mark Lanctôt, un commissaire d’une autre génération, ré-interprète l’œuvre d’Alleyn. La soixantaine d’œuvres de l’exposition soulignent l’actualité, la contemporanéité du travail.

À côté d’une pièce technologique comme l’Introscaphe, Mark Lanctôt fait un éloge de la finesse du dessin d’Alleyn et de la solidité de son métier. Avec les esquisses pour personnages sur plexiglas, l’exposition intègre de nombreux dessins à la mine de plomb ou au pastel rarement montrés.

En même temps qu’Alleyn s’attaque aux énormes défis qu’imposait, il y a près de cinquante ans, l’art technologique, il pratique le dessin d’une manière quasi classique. Son interrogation porte à la fois sur les moyens de la peinture et les moyens qui sont à la disposition de l’art à notre époque.

Il pose cette immense question des moyens, mais aussi celle des limites de la peinture. Presque enfermé dans ce médium, il a voulu aller au-delà et explorer d’autres formes de contact avec le public. L’Introscaphe crée une immersion complète…

En même temps, le spectateur ne s’y retrouve-t-il pas face à lui-même ?

Dans l’Introscaphe, le spectateur est bombardé d’images du monde extérieur avec sa violence, et notamment celle de la guerre du Vietnam. Ces images interfèrent avec des sentiments et des sensations personnels, mais finalement, ce qui est proposé, c’est un moment avec soi-même, un moment de réflexion.

Une œuvre plus récente place le spectateur face à un singe solitaire, réflexif. Il représente l’Homme. Ce face à face revêt un caractère philosophique. Je pense que tous les tableaux d’Alleyn sont avant tout des moments de réflexion tendus vers les spectateurs : un appel à la solidarité humaine pour contrer le côté affolant et dérisoire de notre présence sur la terre. Malgré leur gravité, ces grandes questions sont formulées avec humour. En filigrane, l’ironie dont elles sont porteuses s’adresse parfois à la peinture et à la contemplation elle-même. Sans cesse, un second niveau est suggéré.

Dans le très bel opuscule regroupant ses notes, « le Carnet » que Gilles Lapointe et Ginette Michaud avaient fait publier en 2005, Alleyn revient sur le thème de la mélancolie. Melencolia, la fameuse gravure de Dürer, établit une relation avec le temps et rassemble un faisceau de méditation sur la nature de l’art et son inspiration. Diriez-vous que la mélancolie d’Alleyn tient davantage à la mélancolie de l’artiste qu’à la psychologie ?

On peut lire ses dernières peintures comportant des balafres, donc des gestes colorés juxtaposés à un tableau assez réaliste, comme une tentative pour déjouer la peinture, pour déjouer la suspension et la fixité d’un moment, et donc comme l’expression d’une volonté de faire triompher la vie. Si Alleyn était mélancolique, sa mélancolie n’est pas une sorte d’apitoiement dans la tristesse. Elle est une conscience et une lucidité de la perte. Il y a quelque chose de très actif dans sa mélancolie.

Sa peinture se situe entre la vie et la mort, dans le soleil couchant qui vient faire mourir le jour. C’est une zone crépusculaire, un clair-obscur où les choses sont encore visibles, mais déjà prisonnières de l’oubli. Alleyn tente de retenir la vie et propose, au-delà de l’éphémère, un espace mental qui met l’amnésie au défi. Déjà, les espaces de fêtes colorées de la période indienne représentaient une jouissance, une explosion des sens assez charnelle. Cela traduit bien cet être qui était très lié à la vie. Si l’œuvre plus tardive peut parfois avoir l’air sombre, il faut aller au-delà de l’évidence. J’aimerais citer une phrase placée en exergue à ce petit opuscule : « Peindre : pour s’éloigner de l’évident / Afin de suivre le tracé d’une vie parallèle, secrète. »

La rétrospective nous fait retrouver des constantes. Elle donne à voir à travers des tableaux, en apparence différents, une même écriture, un même traitement de la couleur.

Une grande continuité se dégage au fil du parcours. Par exemple, de période en période, le motif de l’œuf réapparaît. Dans les huiles abstraites des années 1950, il y a toujours une masse ovale en suspension. C’est autour de cet œuf en gestation que se groupent les personnages de la tribu de la période indienne. Par la suite, les hommes « troncs » en devenir, dominés par la machine de la période technologique, se recroquevillent en fœtus. Puis l’Introscaphe fait éclore les personnages de plexiglas. Au retour de son séjour en France, Alleyn s’est demandé : Qui est ce peuple du Québec ? Qui sont mes compatriotes ? Qui sont ces êtres humains avec qui je traverse l’existence ?

Plus tard, la série Indigo, proche des albums photo, évoque une traversée de vie. On assiste finalement à une sorte de triomphe des objets sur la vie humaine. Ces alignements de plantes, de statues, d’objets disposés comme des portraits de famille, montrent qu’ils vont nous survivre. Cette nouvelle tribu d’objets désincarnés dissout la trace de l’humain. Le grand éclatement des Éphémérides fait culminer cette idée que notre monde est en entropie, en flottement, et que l’aventure humaine se perd dans un grand vacuum.

Selon moi, la trajectoire d’Alleyn effectue une courbe de l’existence. Et ce voyage nous renvoie sans cesse à des questions auxquelles, je crois, nous n’avons pas fini de réfléchir… (rires). 

Edmund Alleyn Dans mon atelier, je suis plusieurs
Musée d’art contemporain de Montréal 
Du 19 mai au 25 septembre 2016