L’historienne de l’art Esther Trépanier n’a pas d’égale pour mettre en lumière et en valeur les angles morts de la mémoire de l’art moderne au Québec. Dans ce nouveau jalon d’une illustre carrière qu’est ce « salon des oubliés », elle amende son grand récit francocentrique – au double sens de prélude à la Révolution tranquille et d’écho de la généalogie canonisée par Alfred Barr au MoMA, traçant la voie royale des avant-gardes de Paris à New York. Car la modernité artistique a souvent emprunté d’autres chemins pour s’implanter à Montréal, dans des institutions d’ancrage anglophone, comme l’étaient aussi les quatre protagonistes de cette exposition, actifs en leur sein : l’Allemand Fritz Brandtner (1896-1969), la Montréalaise Marian Dale Scott (1906-1993), l’Ontarien Gordon Webber (1909-1965), l’Eurasien Henry Eveleigh (1909-1999).

LES MULTIPLES CHEMINS D’UN MODERNISME ENGAGÉ

Les artistes retenus s’inscrivent, avec un engagement plus appuyé, dans la lignée montréalaise du modernisme canadien initiée au Groupe de Beaver Hall des années 19201, confrontant l’intériorité humaine au monde social plus qu’elle n’affronte la nature sublime dans la ligne torontoise du Groupe des Sept. Je sonderai ici le rapport moderniste à l’être humain en société face à la nature qui se fait jour dans cette exposition, sans trop m’attarder à démêler l’écheveau d’influences et d’apports méconnus qu’elle explore. Ce travail colossal de la commissaire pour le Musée d’art de Joliette demeure heureusement accessible dans un précieux catalogue2, disponible aussi en version anglaise dans l’espoir qu’il accompagne l’exposition dans le reste du Canada après sa présentation confirmée cet automne à Sherbrooke.

Ces artistes méconnus demeurent plus liés que leurs collègues francophones au Groupe des artistes canadiens3, à la Société d’art contemporain (ancêtre du Musée d’art contemporain de Montréal), à l’Art Association of Montreal (rebaptisée Musée des beaux-arts de Montréal en 1949). Ils avaient de l’abstraction une notion polysémique, sinon floue comme celles de « surréalisme » et de « cubisme » en cette décennie de leur réception concomitante au Québec. Gordon Webber signe d’ailleurs début 1948 le manifeste Prisme d’yeux, rédigé par Jacques de Tonnancour, autre enseignant à la School of Art and Design du futur Musée des beaux-arts, pour parer d’avance au dogmatisme du Refus global automatiste en défendant l’art vivant pluraliste. Exemplairement multidisciplinaire, formé auprès des muralistes mexicains, puis de László Moholy-Nagy au New Bauhaus de Chicago, Webber exposa plus d’une fois en trio avec Fritz Brandtner et Henry Eveleigh, mais aussi en duo avec Marian Dale Scott. Elle-même tributaire des Britanniques Barbara Hepworth et Henry Moore, Dale émula de son côté l’Américaine Georgia O’Keeffe en passant du précisionnisme urbain aux gros plans floraux.

Marian Dale Scott, Anthurium (1945-1948). Collection particulière. Vue de l’exposition Oubliés ! Scott, Brandtner, Eveleigh, Webber : revoir l’abstraction montréalaise des années 1940. Musée d’art de Joliette. Photo : Romain Guilbault

L’ART VIVANT D’UN MONDE MOBILISÉ

Une première salle éclaire la place du Canada dans la mutation du monde que manifestait la guerre. Guernica (1937) de Picasso y trouve son pendant canadien, mêlant lui aussi cubisme et surréalisme, dans le tableau War Commentary qu’Henry Eveleigh, formé à Londres comme Dale, consacra au bombardement japonais de son Shanghai natal l’année suivante, venant d’immigrer à Montréal. Fritz Brandtner puise quant à lui dans ses souvenirs expressionnistes de la Première Guerre mondiale, pour plutôt aboutir à l’éloge du front industriel de la Seconde, où les mouvements des travailleurs sont évoqués cinématiquement en transparences à la manière de Picabia. Canadian Art commente en 1943 dans son premier numéro que « le monde industriel en est par essence un de forces abstraites et de formes géométriques », tel que révélé au prisme de Brandtner, dont la toile Abstraction remonte à 1930. Les affiches de propagande de ses collègues ont cependant recours à une figuration percutante pour vanter la mobilisation massive des ressources naturelles du Canada pour l’effort de guerre, en attendant celui qu’exigera la paix au nom du progrès universel. Henry Eveleigh met ainsi la hache dans une forêt digne d’Emily Carr, et remportera en 1947 le tout premier prix du Concours d’affiches mondial des Nations Unies en représentant leurs drapeaux comme feuilles d’un arbre planté par des mains géantes surgies de l’espace blanc. Elles rappellent celle dont, dans une affiche pour l’ONF, la pacifiste Marian Dale Scott avait montré les doigts empoignant une chute d’eau en gerbe de houille blanche, prête à alimenter les pylônes omniprésents. Le consensus du développement extractif sortira triomphant de la guerre pour amplifier son œuvre de création-destruction productiviste, stimulée plus que troublée par l’éclair d’Hiroshima.

À travers les motifs récurrents liant ces corpus – d’atome en galaxie, de cellule en molécule, de squelette en planète, d’orbite en fossile, d’éléments biomorphiques en spirales dynamiques –, le mouvement d’ensemble du maelström anthropocène enjambe les échelles spatiotemporelles, les règnes du vivant et de l’inorganique, les distinctions entre nature et artifice, par-delà abstraction et figuration. On le retrouve dans la série intimiste des Émotions informelles d’Eveleigh comme dans le dialogue de l’art avec la science mené par Dale, tant dans son travail pictural des années 1940 qu’en théorie dans le premier numéro cité de Canadian Art. Elle intégrera ensuite une iconographie d’inspiration préhistorique ou tribale, puis religieuse occidentale, mais toujours primitive, pour enfin rejoindre l’expressionnisme abstrait, puis l’abstraction géométrique.

Fritz Brandtner, L’équipe de nuit (1943). Musée des beaux-arts du Canada. Courtoisie du Musée d’art de Joliette

UN RAPPORT AMBIGU AU MILIEU TECHNIQUE

Marian Dale Scott retrouve au passage les caractères prémodernes d’une culture orale, ravivés dans le « village global » que Marshall McLuhan s’apprêtait à reconnaître dans le monde nouveau d’un environnement électronique généralisé par la radiotélévision. On le devine au fond brumeux d’éther cosmique (rappelant les débuts de l’automatisme) des tableaux de Webber où se dessinent grilles graphiques en biais, faisceaux de radiations, cases de pixels cathodiques, ondes radio et signaux radar en oscillation sinusoïdale ou signe d’infini : tout un substrat d’espace-temps quadrillé, balisé par la Technique. Des éléments de photocollage introduisent l’appréhension d’un Homme déformé (1942) – par les mêmes processus modernisateurs dont ces artistes attendent par ailleurs une démocratisation de la culture : paradoxe qu’on retrouve chez d’autres générations de créateurs. Il s’accompagne ici de sérieux efforts de terrain pour une pédagogie artistique populaire, valorisant la créativité des enfants. Leur style en découpes de couleurs et traits de craie imprègne aussi la publicité commerciale d’Eveleigh, à laquelle celui-ci se consacre après 1950, en ayant fait la théorie progressiste.

Design est alors le maître-mot, tant des titres d’abstractions géométriques que réalisent ces artistes que des départements d’architecture et d’art graphique où ils s’illustrent en transposant au quotidien les styles modernes. En galerie comme à la ville, ils contribuent ainsi à donner un visage humain ou du moins esthétique à la société technicienne caractérisée par la mobilisation totale sur tous les fronts, qu’ils promeuvent malgré son ambivalence. Sans doute retrouverait-on ce dilemme à plusieurs époques de l’histoire de l’art. Un mérite de cette exposition est de le rendre visible avec un pan méconnu de celle-ci chez nous. Son héritage serait à méditer au milieu d’un nouveau paroxysme de bouleversements technologiques et sociaux de la civilisation planétaire qu’on y voit naître. 

1 Jacques Des Rochers et Brian Foss (dir.), Une modernité des années 1920 à Montréal : le Groupe de Beaver Hall (Montréal et Londres : Musée des beaux-arts de Montréal / Black Dog Publishing, 2015).

2 Esther Trépanier, Scott, Brandtner, Eveleigh, Webber : revoir l’abstraction montréalaise des années 1940 (Montréal et Joliette : Presses de l’Université de Montréal/McGill-Queen’s University Press/Musée d’art de Joliette, 2022).

3 Voir Christian Roy, « Le Groupe des Peintres canadiens, vivier de modernité », Vie des arts, nº 232, automne 2013, p. 82-84.


(Exposition)

OUBLIÉS ! SCOTT, BRANDTNER, EVELEIGH, WEBBER :
REVOIR L’ABSTRACTION MONTRÉALAISE DES ANNÉES 1940

COMMISSAIRE : ESTHER TRÉPANIER
MUSÉE D’ART DE JOLIETTE
DU 15 OCTOBRE 2022 AU 15 JANVIER 2023