En contexte
Pierre Ayot
La vie imitant l’art imitant la vie imitant l’art imitant la vie… Nicolas Mavrikakis a placé sous le signe du palindrome sa grande rétrospective de l’artiste Pierre Ayot (1943-1995), s’ingéniant à montrer dans ce va-et-vient les coutures de son travail sur le trompe-l’œil.
Le commissaire Nicolas Mavrikakis, principal animateur des événements célébrant Pierre Ayot, a été surpris de l’air de déjà-vu qu’a pris la reconstitution mouvementée de la contribution d’Ayot à l’exposition collective en plein air Corridart en vue des Jeux olympiques de 1976, tristement célèbre pour avoir été empêchée in extremis par le maire de Montréal. L’intervention dans le même sens de son successeur actuel a notamment permis de garnir, à la galerie B-312, un mur de coupures de presse historiques et d’autres plus récentes où la Croix du Mont-Royal défraie la chronique, comme en troublant écho à cette affaire de censure. Touche d’ironie providentielle, l’exposition documentaire Res ipsa loquitur qui lui est consacrée, dont le titre latin signifie « Les faits parlent d’eux-mêmes », signale un étonnant manque de distance envers la mise en scène du réel. Sa conception prosaïque se ramène à une sorte d’autocélébration du milieu artistique à travers l’évocation littérale ou monumentale de ses déboires juridico-politiques (le procès s’est conclu en faveur de l’intérêt du maire Jean Drapeau) et de sa solidarité passée et présente, jusqu’à la liste des soutiens au projet de reconstitution de la fameuse croix couchée.
Scandale de la croix
Le motif iconographique est si classique qu’on se demande ce qu’il peut bien avoir de choquant. C’est tout simplement une station du chemin de croix de la montée au calvaire, somme toute appropriée sur la pente du Mont-Royal, si ce n’était des piliers sur lesquels on a dû la jucher hors-sol, alors qu’elle reposait à l’origine sur la pelouse de l’Université McGill. N’est-ce pas retrouver le sens premier de ce symbole, qui est d’assumer la position de la victime, convenant mieux à l’actuelle postchrétienté que la position missionnaire d’un triomphalisme identitaire dominant la cité ? Non moins inaperçu à travers les discours colériques empreints de civisme consensuel émis à la défense de cette œuvre au fil des ans est le sens d’un tout autre discours, sacré d’obscène profanation celui-là, que lui conférait Ayot au départ. Une croix métallique cassée et quatre autres épelant la syllabe sacrée FUCK illustraient ainsi le propos démystificateur de son cartel pour Corridart.
Regard (du) critique
Cette précieuse relique n’est qu’un échantillon de la surabondante documentation tant archivistique, historique qu’artistique rassemblée par Mavrikakis dans le vaisseau amiral de cette flottille d’expositions. Celle de la BAnQ présente l’œuvre d’Ayot comme portée par le train de réformes et le vent de contestation qui achevaient de moderniser le Québec de la Révolution tranquille, de la liberté d’expression à la sexualité en passant par le langage et les institutions culturelles. La démonstration, certes pertinente, est néanmoins si appuyée qu’elle en devient lourde et envahissante, d’explications didactiques en spéculations anecdotiques sur des panneaux parfois mal éclairés, dans un espace tellement encombré qu’on y risque, en trébuchant, de collaborer involontairement à la simulation de dégâts structurels dans un musée (Permis de démolir #1502, 1975)… Un cartel fait même allusion à l’installation Femmes de toilette (1979-1980), reléguant aux commodités l’argumentaire des subventions, comme étant sur place alors qu’elle est montrée au Musée d’art de Joliette.
C’est plutôt sur un plan subliminal qu’opèrent furtivement des rapprochements détonants. Une boîte aux lettres d’où résonnent les pleurs d’un nouveau-né abandonné (Postes Canada, 1980) voisine, l’air de rien, avec un étalage de tampons hygiéniques parmi lesquels se glisse un pétard aux connotations tant sexuelles que terroristes (C’est peut-être un pétard ?, 1968). Un lien vient à l’esprit entre une révolution politique avortée (Mavrikakis relève ailleurs les lettres FLQ au pochoir dans la lithographie Soustraction interrompue de 1965) et la révolution des mœurs par les moyens contraceptifs (évoquée en face notamment par l’album collectif Pilulorum de 1968). Résumant par son titre l’ambiguïté qu’annonce déjà celui de l’exposition, l’installation Regard (du) critique (1984-1988) l’ouvre par la fausse projection, sur un empilage de faux téléviseurs blanchis, de l’exposé à son sujet d’un critique flanqué d’un projecteur de diapositives, seule la moitié supérieure de sa tête émergeant en vraie vidéo d’une ombre peinte à l’arrière-plan. Le regard si vivant de l’impayable René Payant, décédé peu après cette collaboration avec l’artiste, s’y identifie au « point fragmentaire principal » d’où « en toute œuvre quelque chose comme des yeux nous regarderait », et au-delà duquel « il vaudrait mieux se taire… »
Accumulation d’hommages
Suivant cette conclusion de son illustre devancier, le prolixe Mavrikakis se fait soudain coi dans l’exposition Push and Pull sur la tension et les accointances entre le réalisme conceptuel truculent d’Ayot et les démarches formalistes d’autres artistes québécois. Nul cartel ne vient ici troubler ces parallèles, sans doute censés parler d’eux-mêmes. Il y manque pourtant celui qui s’imposait à tant d’égards avec Michael Snow, confrontant Ma mère revenant de faire son shopping (1967) à la série Walking Woman (1961-1967) du second pour les membres tronqués d’un archétype féminin ouvrant sur le cadre — objet caractéristique des recherches d’avant-garde canadiennes.
De telles convergences continuent d’opérer dans l’œuvre d’Emily Hermant faisant précairement tenir un balai par un étau à une planche contorsionnée, érigée face à un tréteau ramolli d’Ayot. C’est peut-être le clou des couplages stimulants avec des artistes d’une génération ultérieure groupés à l’étage de la Fondation Guido Molinari. L’exposition du rez-de-chaussée vaut déjà le détour par Maclean pour faire l’improbable lien entre le purisme plasticien de Moli et l’éclectisme ti-pop d’Ayot, les chantiers de construction et jeux de langage de l’un rejoignant la géométrie chromatique de l’autre sur les panneaux de signalisation que détourne l’artiste de rue. On peut même apercevoir par la fenêtre dans leur état actuel (discrètement retouché) ceux qu’avait modifiés Maclean en hommage au maître de céans en 2005, documenté en photo à leur portée : hommage redoublé pour Ayot en télescopant les temporalités tout en court-circuitant la distance entre l’art et la rue.
Notons enfin l’hommage rendu par Madeleine Forcier, sa compagne, à la Galerie Graff qu’ils fondèrent ensemble en 1980. Il évoque toutes les périodes de sa carrière, en regard d’images d’époque de son visage, de l’atelier graphique d’Albert Dumouchel à ses juxtapositions photographiques sur bois découpé de livres d’art parmi d’autres signifiants culturels en leur épaisseur matérielle. De quoi jeter un regard critique sur la publication illustrée, garnie de textes d’Ève-Lyne Beaudry et des principaux commissaires, qui viendra s’ajouter à leur accumulation dans le sillage de l’Événement Pierre Ayot.
Pierre Ayot – Regard critique
Commissaire : Nicolas Mavrikakis
Grande Bibliothèque, Montréal
Du 4 octobre 2016 au 5 mars 2017