Entre Color Field et Pop Art extrême
Verrier à l’indéniable talent, Dale Chihuly est un maître de la couleur-lumière qui chante.
Côtoyer ses œuvres ravive l’émerveillement de l’enfance, comme si on traversait une forêt peuplée de sucettes en sucre d’orge et de bonbons clairs à faire saliver tous les Hansel & Gretel de ce monde. Entre tour de force technique, gigantisme et enchantement visuel, on est d’emblée séduit par ces étonnantes installations. L’art de Chihuly suscite l’admiration par la prouesse qui se déploie dans chacun des replis de cette matière capricieuse et intransigeante qu’il manie avec un savoir-faire frôlant la perfection.
Formé en design d’intérieur et en architecture, Chihuly découvre le verre auprès de Harvey Littleton, pionnier du Studio Glass Movement, qui permit de libérer ce médium de la fonction foncièrement décorative à laquelle on le confinait jusqu’alors pour en faire le matériau d’une expression purement sculpturale. À partir de 1970, Chihuly s’impose comme l’une des figures de proue de ce mouvement ; explorant les multiples facettes du verre et du néon, il élabore un répertoire empruntant aux principaux courants du modernisme. Il y a des réminiscences de l’art nouveau dans ses formes naturelles, des effluves de l’Arts & Craft, du color field, du land art, de l’installation aussi, et même de l’art cinétique dans ses tours et ses lustres, ses vases d’inspiration vénitienne et japonaise, ses barques et ses flotteurs, ses forêts électriques et ses fleurs irradiantes.
En perpétuel dialogue avec la nature, son art explore les qualités plastiques et chromatiques du verre. Là où Tiffany décorait l’espace, Chihuly l’habite en y déployant de vastes installations tridimensionnelles qui se dressent telles d’improbables et colossales sculptures transparentes. Leur apparente fragilité crée l’illusion qu’elles sont suspendues en apesanteur ; pourtant, leur poids est tel que l’on risque à chaque instant l’effondrement. La savante scénographie et les éclairages minutieux de la présentation, réalisée par une équipe aguerrie de collaborateurs, contribuent largement à cet effet de pur ravissement.
L’exploration formelle atteint chez cet artiste un tel niveau de perfection que l’on ne peut qu’être bluffé par sa fulgurance. Mais là semble s’arrêter la portée du travail de cet habile plasticien. On y chercherait en vain quelque programme théorique, message ou concept transcendant la matière. Mise à part une poignée d’œuvres du début des années 1970, réalisées avec James Carpenter, l’œuvre de Chihuly n’est que pure forme créée par la lumière, la couleur et la transparence. Si bien que ses « paysages de verre » ont rapidement gagné la faveur du public ; à voir les gens défiler dans ses expositions comme autrefois à la grand-messe, force est de constater que son art est presque autant apprécié que celui des impressionnistes dont la grande popularité, un siècle après le scandale originel, ne se dément pas. Mais voilà, les installations de Chihuly ne sont pas des œuvres à scandale ; ni hier, ni aujourd’hui, ni demain. Au contraire. Leur succès témoigne éloquemment de leur caractère charmant et inoffensif d’œuvres consensuelles dont la joliesse opère immédiatement. Comme un film de Disney ! Mais ce plaisir, comme celui des sucettes, ne dure que l’espace d’un bref moment. Quelques heures après la visite ne reste que le souvenir d’une expérience agréable, sans plus. Et d’une réelle virtuosité. Mais dans le monde de l’art contemporain, il y a belle lurette que le savoir-faire et le tour de force technique n’intéressent plus vraiment les artistes…
Enfin, Chihuly, c’est aussi une vaste entreprise lucrative : d’abord un gigantesque atelier, factory warholienne à la puissance dix, grouillant d’assistants, comme une fourmilière. Et une immense opération commerciale, véritable « machine à faire du fric » se déclinant en produits dérivés affichant tel un étendard le branding du maître. À l’heure du capitalisme frénétique, Chihuly est une vraie American Success Story, et sa popularité est à l’image de la société de consommation célébrée par Warhol : instantanée, futile et évanescente. Le pop art extrême, les affaires élevées au rang de beaux-arts. Parions que dans quelques décennies, on considérera probablement l’œuvre de ce plasticien comme on apprécie aujourd’hui les tableaux des peintres pompiers de la fin du XIXe siècle : un art suranné aux indéniables qualités techniques qui, en son temps, plaisait tant aux gens de bon goût. Un art petit-bourgeois et… décoratif, quoi !
Chihuly
Musée des beaux-arts de Montréal
Jusqu’au 20 octobre 2013