Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, tel est le titre du roman de Mathias Énard dans lequel l’écrivain imagine le séjour qu’aurait pu faire Michel-Ange à Constantinople auprès du sultan Déjazet. Raconter des histoires est le propre du romancier, et l’auteur de Zone applique dans son dernier roman ce conseil qu’il a trouvé dans le livre d’un autre romancier, Rudyard Kipling, mais le récit constitue-t-il aussi une obligation dans les arts visuels ? Il suffit de penser aux nombreux tableaux représentant des batailles – certains peintres, tel Meissonier, en avaient même fait leur spécialité – pour comprendre l’importance de la narration en peinture et en sculpture jusqu’au XIXe siècle, mais l’invention d’un art non figuratif au XXe siècle semblait avoir libéré les créateurs de cette contrainte. Pourtant, il n’en est rien, et Suzanne Pressé en donne une preuve convaincante dans l’exposition intitulée L’ambiguïté du récit dans laquelle œuvres abstraites et œuvres figuratives se côtoient.

Le mot « récit » implique deux personnes : celle qui raconte et celle qui écoute ou qui lit. Dans le cas des arts visuels, le peintre ou le sculpteur joue le premier rôle, et le spectateur le second. Si l’histoire est trop simple, elle ennuiera vite le spectateur, qui cessera rapidement de regarder l’œuvre. Ambiguë, en revanche, elle sollicitera son désir de l’interpréter. Dans cette exposition, trois œuvres impliquent, ou plutôt convoquent, la figure humaine. Les personnages que les artistes ont représentés sont, en quelque sorte, leur porte-parole. Dans le tableau intitulé Demoiselle courant dans la ville, Gisèle Leclerc invite le spectateur à revisiter l’histoire de la peinture au XXe siècle. Le personnage a subi une fragmentation géométrique qui rappelle le cubisme, mais les couleurs contrastées ont quelque chose de la rudesse de l’expressionnisme allemand. À ce récit formel qui apparaît au premier coup d’œil vient s’ajouter un propos sur la place de l’individu dans la société urbaine dans laquelle nous vivons, société qui exige que nous allions toujours plus vite. La femme, qui a pris sa place dans le monde du travail, doit désormais suivre le même rythme. Le choix du mot « demoiselle » me semble dénoter de la part de l’artiste une nostalgie, mêlée d’humour, d’un temps où les jeunes filles couraient uniquement pour aller à leurs rendez-vous galants.

L’autoportrait est souvent, pour les peintres figuratifs, un exercice obligé. John Heward s’y soumet, sans s’y soumettre si j’ose dire, car il n’a pas essayé de peindre de façon ressemblante les traits de son visage, en exécutant ce portrait qu’il a pourtant intitulé Autoportrait. Ce qu’il veut représenter, c’est la ressemblance entre tous les êtres humains. Il donne ainsi au spectateur une leçon d’humanisme : si l’autre est mon semblable, il me devient impossible de le haïr. Néanmoins, ce portrait est aussi un autoportrait. En effet, John Heward a imprimé sa main au milieu du front dans ce visage dessiné à grands traits de peinture noire sur de la rayonne effilochée. Cette empreinte remplace, en quelque sorte, la signature. En fait, le style unique de John Heward rend inutile toute forme d’identification, mais le choix de l’emplacement de l’empreinte est « parlant » : il dit que la peinture est autant affaire d’esprit que de main. Ce portrait est la preuve que la figuration peut désormais s’exprimer sur des matériaux non conventionnels et manifester la même audace gestuelle que l’expressionnisme abstrait.

Intitulée Barbecue, la sculpture de Gilles Mihalcean est à la fois une relecture de ce qu’est une statue et un portrait de société. Contrairement au célèbre tableau de Magritte Ceci n’est pas une pomme qui représente une pomme, Barbecue ne représente pas un barbecue, mais une personne, ou plutôt l’idée d’une personne dont le haut du corps est dissimulé sous un voile – une chape – de papier d’aluminium. Elle est montée sur des feux de circulation en guise de pieds et porte une bonbonne de gaz. Les feux de circulation tout comme la bonbonne sont en bois recouvert d’une peinture d’un noir mat. En s’approchant de la sculpture, le spectateur découvre avec étonnement de multiples figures gravées dans le bois qui révèle alors sa véritable couleur beige clair. La divinité voilée qui personnifie ce rituel typiquement nord-américain abrite en elle des êtres humains. Mais le propos de l’artiste dépasse de beaucoup le récit sociologique : la société du barbecue, c’est celle de l’humanité d’aujourd’hui qui cause le réchauffement de la planète en abusant des ressources énergétiques. Les automobilistes font attention aux feux de circulation, mais oublient les gaz à effet de serre dont est responsable le « gas » que consomme leur voiture. Lorsque la couche d’ozone aura disparu, l’humanité grillera. L’humour de Gilles Mihalcean est noir comme sa sculpture.

Il est difficile de classer le grand tableau d’Edmund Alleyn intitulé Tout est bien qui finit mal dans l’une des catégories rigides que sont l’abstraction et la figuration. Cette œuvre fait partie de la dernière période du peintre dans laquelle des objets bien identifiables flottent dans un continuum noir sur lequel des comètes auraient laissé la trace de leur queue colorée. « Ce qui motive mon travail, ce qui m’intéresse, ce sont les échanges possibles entre les langages de la littérature, de la musique et bien sûr de la peinture1. » Ces objets éparpillés peints dans un camaïeu de gris sont semblables aux mots avec lesquels l’artiste raconte l’histoire de sa vie, mais il appartient au spectateur de faire les phrases, de transformer le rébus en récit. Une raquette : le joueur de tennis. Une fourchette : le gastronome. Un string : l’homme sensuel. Une oreille : le mélomane… Le rapport de l’artiste à la peinture se donne à lire dans ce tableau sous la forme du matériel que le peintre utilisait, pinceau, spatule, tube de peinture, mais Edmund Alleyn indique aussi la place qu’il assigne à son œuvre dans l’histoire de la peinture moderne avec un pot de peinture industrielle renversé qui porte comme étiquette « Mondrian paint ». Pourtant, les objets les plus intéressants sont peut-être ceux qui ont valeur de symboles, tels le dé, le parapluie, le ressort et enfin, toute petite, si bien qu’elle pourrait échapper au regard d’un spectateur distrait, une tête de mort. C’est elle pourtant qui confirme ce que le titre annonçait : « Tout est bien qui finit mal ». Ce tableau, dans lequel l’artiste fait l’inventaire des plaisirs dont la mort se prépare à le priver, est une Vanité.

Les œuvres abstraites qui figurent dans l’exposition gagnent en ambiguïté ce qu’elles perdent en narrativité. C’est le cas de l’installation au sol, réalisée par Naomi London, intitulée Sparkle home. À première vue, il s’agit d’un tapis, constitué de multiples couches de feutre rouge, parsemé de poudre dorée, sur lequel sont posés des oiseaux mécaniques. Mais en s’approchant, le spectateur constate que les formes découpées représentent les lettres du mot HOME qui se suivent et se superposent. Les paillettes étincelantes qui couvrent le tapis débordent sur le plancher comme si les membres de la famille qui habitent cette maison affichaient un bonheur destiné à jeter de la poudre aux yeux à tout le voisinage. L’harmonie de ce foyer risque d’être aussi factice que le chant que font entendre de temps à autre dans la galerie les oiseaux mécaniques aux couleurs trop vives.

L’œuvre de Richard-Max Tremblay intitulée Avant l’oubli est une suite de huit huiles sur bois de format carré qui évoque l’apparition et l’effacement progressif de souvenirs. Parfois, le souvenir apparaît dans l’esprit avec la luminosité d’un phare qui perce la nuit, parfois il prend l’aspect d’un trait aussi net qu’un signe typographique. Mais la mémoire est fluctuante : parfois, le blanc s’écoule dans le noir comme les rayons du soleil qui jaillissent dans un ciel sombre, parfois le noir balaie le blanc comme un nuage qui déverse sa pluie. L’enchaînement des tableaux a la souplesse, mais aussi la rigueur, d’une phrase musicale.

Ainsi les œuvres choisies par Suzanne Pressé, qu’elles soient figuratives ou abstraites, ont en commun le fait qu’elles ont quelque chose à dire. Elles ne parlent ni de batailles, ni de rois, ni d’éléphants, mais du rapport de l’être humain avec lui-même, avec les autres et avec le monde dans lequel il vit. Elles peuvent sembler à un visiteur profane plus ou moins attrayantes, parce qu’elles ne sont jamais seulement décoratives. Elles exigent un regard attentif, comme un orateur qui réclame l’attention du public venu l’écouter. 

L’AMBIGUÏTÉ DU RÉCIT
Exposition du 30e anniversaire
Galerie Arts Sutton
7, rue Academy
Sutton
Tél. : 450 538-2563
www.artssutton.com
Du 8 avril au 22 mai 2011
Artistes : Edmund Alleyn, John Heward, Gisèle Leclerc, Naomi London, Gilles Mihalcean, Richard-Max Tremblay
Commissaire : Suzanne Pressé

(1) Opuscule de l’exposition Les Éphémérides, Circa 2001