Dans une volonté assumée de mettre à mal la séparation traditionnellement opérée entre les œuvres relevant des beaux-arts et celles issues des métiers d’art, l’exposition Fait main frappe un grand coup. Cette audacieuse présentation de Bernard Lamarche, commissaire et conservateur de l’art actuel au Musée national des beaux-arts du Québec, dénonce ce cloisonnement qui n’a plus lieu d’être. L’exposition d’art actuel présente les œuvres de 38 artistes qui s’emploient à restaurer l’esthétique et les savoir-faire artisanaux, en les réactualisant à dessein dans des productions contemporaines.

Pour bien marquer l’impact d’un tel discours, le visiteur est accueilli à l’entrée de l’exposition avec Gutter Snipes 1 (2001), une monumentale sculpture de Cal Lane, qui découpe dans un gigantesque tuyau d’égout en acier le motif arti- sanal de la dentelle. La tension entre le geste, le motif et la matière révèlent un antagonisme; ici c’est un propos féministe qui s’exprime. Au fil de l’exposition, de nombreuses réalisations ainsi porteuses d’un discours critique témoignent du rôle signifiant du matériau ou de la technique dans la sémantique de l’œuvre « fabriquée ».

La première salle de l’exposition démontre avec éloquence comment la conjugaison du savoir-faire et de l’imagination permet à certaines productions d’acquérir le statut d’« œuvre de l’esprit » et de se distinguer ainsi des « ouvrages de la main ». Manga Ormolu Version 2.0-a (2015) de Brendan Lee Satish Tang fait partie d’une série qui mélange le vrai et le faux, le hi et le low art, l’authentique et la copie. Avec un solide savoir- faire, l’artiste greffe un élément de pure tradition Ming (la technique de porcelaine « bleu et blanc ») avec d’autres éléments d’appropriation cultu- relle. Il y ajoute quelques clichés, opère un glisse- ment vers le kitsch et des références à la culture manga. Les objets qu’il crée télescopent les cultures et les genres artistiques dans des obses- sions bien actuelles.

Clint Neufeld, Three Deuce’s (2010)
Céramique et mobilier, 71 x 70 x 114 cm
Collection de l’artiste
Avec l’aimable autorisation de la Galerie Art Mûr Montréal
© Clint Neufeld 
Photo : Michael Patten

Avec son œuvre Three Deuce’s de la série Hot Rods (2010), Clint Neufield reconduit les stéréotypes de genre et les met à mal dans une esthétique transgressive: le moulage d’un moteur de voiture en céramique, avec une glaçure aux nuances pastel, est déposé précieusement sur le coussin d’une causeuse et évoque la conversation mondaine. Le moteur est un objet de socialisation historiquement associé à la masculinité; il est ici présenté dans un cadre traditionnellement dit « féminin », bousculant les préjugés ou… célébrant la fluidité des genres.

Les préjugés envers les arts dits « mineurs », ou populaires, sont néanmoins tenaces. Pourtant, l’artisanat, les métiers d’art et les arts populaires sont de véritables courroies de transmission : les techniques ancestrales et leurs références cultu- relles sont des vecteurs privilégiés pour la circu- lation des idées. L’installation Nous sommes la nature (2010-2013) de Jean-Robert Drouillard est constituée de plusieurs personnages polychromes de stature humaine. L’artiste emprunte à l’art de la statuaire de bois, qu’il soit de nature religieuse, populaire ou issu de l’art brut, qu’il combine au collage de ready-made: ainsi des crânes d’ours remplacent les têtes des personnages sculptés, nous faisant culbuter dans un monde fantastique.

Les techniques ancestrales et leurs références culturelles sont des vecteurs privilégiés pour la circulation des idées.

L’art mal aimé

Toutefois, s’il est un domaine artistique qui est le plus souvent étiqueté comme «mineur», c’est bien le domaine du textile: tapisserie, courtepointe, tricot sont encore taxés d’artisanat, d’«ouvrages de dames» par les plus rétrogrades ou alors ils sont parfois catégorisés à tort comme féministes. C’est sous-estimer l’immense potentiel social et politique de cet art, dont les racines profondes et le lien commun mais intime, inter- générationnel et interculturel qu’il promeut et le symbole d’appartenance qu’il véhicule portent des éléments fondamentaux de l’identité.

L’exposition propose d’ailleurs plusieurs œuvres en courtepointe à portée hautement sociale ou politique. Cette activité traditionnelle et chronophage se trouve à l’extrémité d’un spectre où à l’autre bout figure l’art moderne et contemporain. Pourtant, elle a cette fonction bien particulière de transposer dans la sphère publique des aspects de la vie privée qui demeureraient autrement muets. Ainsi, dans Skywoman’s Descent (2009) de Carla Hemlock, la courtepointe symbolise l’émancipation des femmes autochtones, et représente un véritable espace de prise de parole et d’affirmation cultu- relle. Barbara Todd, pour sa part, récupère des complets pour hommes aux couleurs sévères et tristes et confectionne des courtepointes où figurent des motifs de cercueils ou de mines antipersonnel. En fusionnant les thèmes de la mort ou de la guerre avec l’idée réconfortante d’une couverture, l’artiste rapproche ainsi, dans une image qui crée un malaise, les notions de violence et de sécurité.

Barbara Todd, Security Blanket: A Child’s Quilt (1989-1990)
Laine et coton, 212 x 155 cm
MNBAQ, Achat pour la collection Prêt d’œuvres d’art, 1995; transfert à la collection permanente (2005.2777).

Plein les yeux

Cette exposition, très attendue, reflète une tendance actuelle qui est une vague de fond1, et une foule d’autres artistes aurait pu y figurer. Faire des choix, circonscrire une telle initiative dans les limites d’une exposition a dû être difficile. On comprend que le commissaire Bernard Lamarche se soit donné comme critère principal celui de choisir des œuvres qui combinent l’utilisation de techniques de métiers d’art avec une prise de parole, un discours. Il a également cherché du côté des techniques elles-mêmes : céramique, verre, textiles, etc.

Les principes qui guident les différentes sections de l’exposition sont perméables, voire un peu secondaires: savoir-faire, techniques et matériaux, loisirs, lowbrow… Cette présentation non figée, cette flexibilité permet de lier entre elles les œuvres, qui sont bien mises en valeur. Un tel sujet est si foisonnant que les possibilités de présentation sont infinies. Un excellent exemple à ce titre est Ready Made (2018), une série de l’artiste du verre Sébastien Duchange. Il parvient à brouiller toutes les cartes en toute simplicité et avec grand art en créant un verre à pied en kit à monter soi-même. Le résultat, techniquement parfait, représente un objet de luxe dévalué au statut de produit bas de gamme et de consommation de masse. En outre, l’objet précieux est inutile et obsolète, puisque tenter de le monter équivaudrait à le détruire. La multipli- cité des significations est ici propice à s’y égarer !

Un écart intéressant sur le thème central fait irruption dans la section intitulée « Prolongements technologiques ». On y découvre des œuvres réalisées à l’aide de programmes informatiques ou de nouvelles technologies d’impression 3D, comme le travail en sculpture de Guillaume Lachapelle. Des vidéos figurent également dans la présentation, notamment une œuvre de Nathalie Bujold, Textiles de cordes (2013), dans laquelle l’image vidéo d’une violoncelliste se démultiplie sur l’écran, en mosaïque, de plus en plus petite, créant un motif vibrant qui rappelle les textiles africains. Ces réalisations créent une brèche vraiment intéressante dans le futur du «fait main », à l’ère des technologies numériques et de l’intelligence artificielle. 

Catalogue

Un catalogue abondamment illustré présente un essai signé par le commissaire Bernard Lamarche. Le texte présente son initiative plus en profondeur et constitue un commentaire pertinent sur les œuvres et les thèmes de l’exposition.

(1) Serait-ce la présence à Québec d’une École des métiers d’art, du Centre Matéria et de divers programmes en techniques de métiers d’art au Cégep Limoilou qui fait que cette tendance se manifeste chez de nombreux artistes de la capitale ? Ce n’est pas si étonnant que cette exposition y ait été initiée.

Fait main / Hand Made
Commissaire : Bernard Lamarche
Musée national des beaux-arts du Québec
Du 14 juin au 3 septembre 2018