Féminin, animal, astral : Kiki Smith à la Monnaie de Paris
La Monnaie de Paris a donné carte blanche à l’artiste pluridisciplinaire Kiki Smith. Pour quelques mois, le musée accueille une centaine de ses œuvres, certaines créées spécifiquement pour l’occasion. Smith a aussi sélectionné des pièces historiques de la collection du Musée1 pour huit vitrines. On y découvre des médailles sur le monde animal, les corps célestes, les contes – autant de sujets qu’explore l’artiste depuis les années 1990.
L’art smithien se décline autour du féminin, de l’animal et de l’astral, et même si le conte est son royaume, ses œuvres recèlent une puissante dimension cosmologique. Nous sommes d’ailleurs invités à lever les yeux en gravissant l’escalier qui mène à l’exposition : suspendu au plafond, un mobile monumental aux allures de pendentif accroche la lumière (Sun, Moon, Stars and Cloud, 2011). Il nous transporte au ciel et ranime notre âme d’enfant. En pénétrant dans le salon Dupré, nous devons cette fois baisser les yeux : des vierges pastourelles en bronze gisent au sol (Sleeping, Wandering, Slumber, Looking About, Rest Upon, 2009-2019), nous invitant à entrer dans un conte. La scénographie et le choix des œuvres ont été faits pour que notre regard soit sans cesse en mouvement, à chercher les femmes smithiennes sur les murs, au sol ou suspendues. Elles rampent, se couchent ou se contorsionnent; leurs bras se lèvent, paumes offertes, en orantes, ou restent le long du corps, en suppliantes. Cependant, elles gardent toujours sur leurs traits et dans leur posture une immobilité hiératique. Peut-être une influence discrète de son père, Tony Smith, sculpteur minimaliste qu’elle assista un temps ?
Kiki Smith n’est pas l’artiste de l’effet et de la surenchère, mais de l’épure. Alors qu’elle ne s’interdit aucun matériau – cire ou verre, papier mâché ou bronze –, son registre de formes et de postures est réduit au minimum. À peine une femme assise tend-elle le doigt devant elle (Girl with Globe, 1998). Chaque posture traduit une manière d’être au monde : vigilance, offrande, combat ou retrait. C’est ainsi que le bronze Rapture (2001) fait naître la femme du ventre du loup, s’inspirant autant du Petit Chaperon Rouge que de Vénus sortant des eaux, de la Vierge foulant la Lune ou de Sainte-Geneviève qui, selon la légende, aurait domestiqué le loup. La sainte patronne de Paris obsède l’artiste étasunienne, tout comme la Vierge Marie, et ces références catholiques se télescopent avec la féerie et le mythe pour imager une forme d’essence féminine : dans Rapture, la femme esquisse un pas vers nous, sûre d’elle et victorieuse.
De la pose au temps de pause, ses personnages assis ou agenouillés s’ouvrent à la contemplation et à la réflexion. On pense à la troublante Blue Girl (1998), à genoux et bras ouverts, en une réinvention de la prière virginale. Ou à la justement nommée Pause (2003), aux bras croisés, confinée dans une alcôve. Le masculin, lui, s’est absenté au profit de l’androgynie, comme avec la sculpture Annunciation (2010) à la main droite levée, où les influences de Frida Kahlo – la femme en habit d’homme – et de Paul Gauguin – la tête est disproportionnée – sont pleinement assumées.
L’art lui permet de ranger ses affaires, d’organiser sa mémoire, de recomposer son passé pour tisser des liens entre l’humain et la nature.
Certaines sculptures, antérieures aux préoccupations cosmiques, invitent à explorer la vulnérabilité du corps, à arracher la peau pour révéler la chair dont nous sommes faits (Meat Head, 1992). Elles nous rappellent en quoi le corps morcelé fit le succès de l’artiste. Son regard parfois clinique sur l’intériorité de l’être n’est cependant pas exempt de transcendant. Virgin Mary (1992) le prouve. Cette sculpture de cire rappelle les écorchés du XIXe siècle et les cours d’anatomie esthétisants à la Gunther von Hagens. Ses yeux sont clos, ses bras écartés en une prière universelle. Depuis, l’artiste a remis des vêtements de peau à ses personnages, non sans méfiance : la peau n’est-elle pas qu’une membrane élastique ? Une surface poreuse qui, grâce à l’art, rejoue sans cesse le principe du chimiste Antoine Lavoisier : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » ? S’expliquent ainsi les êtres créés par juxtaposition des chairs, les créatures hybrides nées de rencontres sensuelles. Une série de petites porcelaines de 2003 décline une femme nue, collée à différents animaux (lion, serpent, ours, chien). De même, les dessins de Sainte Geneviève (1999) et de Lying with the Wolf (2001), contemporains de Rapture, enrichissent le bestiaire de nouvelles femmes-loups. C’est la nature qui veut ça, semble dire Smith après Lavoisier. Avec son esprit tourné vers les étoiles, et ses propos sur les « énergies fluides de la nature qui nous constitue et qui constitue aussi l’espace et les objets2 », elle remplace ces hybrides par d’autres, à teneur plus cosmique que féerique, comme Lying on Clouds (2016) ou Quiver (2019). L’oiseau, ailes déployées, s’envole souvent. La femme aussi. Dans la tapisserie Sky (2012), elle danse dans le ciel, accompagnée d’oiseaux et d’étoiles. Sky fait partie d’une série de douze tapisseries en jacquard conçue au départ pour unir Moyen Âge, années 1920 et art hippie. Mais au terme de trois tapisseries, l’artiste a dévié de son projet initial : l’influence de sa vie à la campagne l’a emporté. Kiki Smith en revient toujours au biographique pour mieux s’ouvrir au monde. L’art lui permet de ranger ses affaires, d’organiser sa mémoire, de recomposer son passé pour tisser des liens entre l’humain et la nature. La Monnaie de Paris lui offre l’espace idoine pour exprimer ce mariage de l’humain, de la terre et du ciel.
Hélas, le mariage précède le deuil. Cette rétrospective sera la dernière du Musée. Trop cher, trop compliqué : après Kiki Smith, on tire le rideau. Au moins aura-t-il été refermé après le passage d’une artiste qui nous a transportés, émerveillés, nous répétant à l’envi : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ».
(1) Avec l’équipe scientifique du Musée : Béatrice Coullaré et Dominique Antérion.
(2) Stéphanie Molinard et Marie Chênel (dir.) (2019), Kiki Smith, Milan : Silvana Editoriale, p. 176.
Kiki Smith
11 Conti, Monnaie de Paris
Du 18 octobre 2019 au 9 février 2020