Fernand Khnopff – L’art de l’absence
Quarante ans. C’est le temps qu’il a fallu pour que la France offre une nouvelle rétrospective à Fernand Khnopff (1858-1921), le maître du symbolisme belge. La précédente avait investi en 1979 le Musée des Arts Décoratifs, à grand renfort d’airs d’opéra et de parfums entêtants.
Cette fois, la rétrospective a lieu au Petit Palais. Peut-être est-ce trop vaste pour des œuvres qui demandent toutes une attention particulière, mais la scénographe Cécile Degos a su en tirer le meilleur parti. Chaque salle évoque l’atmosphère théâtrale de la maison-atelier que l’artiste s’était fait construire à Bruxelles en 1902, sans être ostentatoire. C’est davantage un travail d’épure, une sorte d’écrin aux 150 œuvres choisies par les trois commissaires. Michel Draguet, Christophe Leribault et Dominique Morel ont préféré les pastels, les crayons, les huiles et les photographies aux gravures.
À l’entrée de l’exposition trône une maquette blanche de la fameuse maison- atelier. Puis un haut muret blanc et bleu, de grandes grilles laissées ouvertes pour nous accueillir. On parcourt dès lors les différentes salles comme les pièces de la maison- atelier, dont le code chromatique est respecté : le blanc-pureté, l’or de l’esprit et le bleu du rêve. Il s’agit, pour Degos, de recréer l’esprit d’un lieu aujourd’hui disparu, ce pour quoi le bleu devient l’empreinte visuelle de l’exposition. Pour trouver la nuance qui convenait, nous a confié la scénographe, elle s’est inspirée des œuvres du maître.
Dès la première salle, un grand pastel, Du silence (1890), est logé dans une niche bleue. Le modèle n’est autre que Marguerite, la sœur de Khnopff, qui nous invite, d’un geste de la main, à taire un secret. Lequel ? Celui de sa relation privilégiée avec son frère ? Au fil de la visite, on comprend combien Marguerite est omniprésente. Combien aussi cette sœur incarne une femme idéale et inaccessible pour celui dont la devise était « on n’a que soi ».
Un imaginaire égotiste et crépusculaire
Khnopff est l’artiste du mystère, du silence, de l’absence de communication. La salle « Paysages de Fosset » nous raconte peu, sinon que la nature idéalisée est déserte, délestée de sa substance. Avec une ligne d’horizon coupée ou obstruée, les paysages diffusent une indicible mélancolie propice à la création. De même, la salle « Portraits » ne livre pas ses secrets. Les visages des modèles paraissent lointains, que ce soit ceux d’enfants ou celui du Portrait de Marguerite Khnopff (1887) que l’artiste avait installé en 1902 dans sa chambre bleue. Au Petit Palais, ce tableau de la sœur au regard absent est accroché sur un mur blanc, parmi d’autres œuvres de femmes esseulées et fantomatiques. Chacune s’ignore. Personne ne semble pouvoir communiquer. Les récits sur toile sont aussi brouillés que les pastels sont vaporeux, voire laconiques. Et dans la dernière salle, consacrée à Bruges, un pastel et crayon de la place Memling en dit long sur cette absence assumée : l’artiste a effacé la statue commémorative de la place pour en livrer sa version mélancolique et menaçante dans Une ville abandonnée (1904).
En écho à cet imaginaire égotiste et crépusculaire, les commissaires ont invité quelques artistes contemporains de Khnopff, et d’autres actuels. La sculpture The Peacock Vanitas (2015) de Hans Op de Beeck s’inspire du paon blanc naturalisé installé jadis dans la salle d’attente de la maison-atelier. Au Petit Palais, le paon se pare de symboles de vanité traditionnels (crâne, bougie) ou récents (cendrier, téléphone portable). Dans Photogenic Drawing 017 (2008) d’Hiroshi Sugimoto, un brouillard bleu nuit enveloppe un paysage dont on ne voit presque rien. Il creuse l’absence au point de faire présence, ajoute une note presque sensuelle, redonnant au bleu son statut d’avant la période romantique, c’est-à-dire non pas de couleur froide, mais de couleur chaude.
On découvre qu’avant de prendre un crayon ou un pinceau, l’artiste photographiait souvent ses sujets. Il faisait même photographier ses œuvres pour les retoucher ensuite à la main, et ainsi donner naissance à une nouvelle création.
Ce bleu qui réchauffe sert de motif récurrent dans les œuvres de Khnopff – ici sur une aile, là sur un drapé –, par contraste avec les peaux de marbre, la gestuelle figée de ses modèles. Car hormis de rares invitations au plaisir, telle Déchéance (vers 1914), la sensualité s’évapore chez Khnopff, plus mallarméen que baudelairien. Tout le charnel semble même s’être concentré dans L’art ou Des Caresses (1896), tableau installé dans la salle consacrée à Hypnos, le dieu grec du sommeil. C’est une œuvre majeure de l’art symboliste : la Sphynge surprenante de volupté, au corps de fauve et au visage de Marguerite, la Sphynge lovée contre le torse d’un Œdipe à peine pubère, la Sphynge qui ne livre pas la clef de son énigme… Pour Khnopff, contemporain de Freud, est-ce finalement une simple mise en scène d’un idéal androgyne ?
En plus de la saisissante statue d’Antinoüs Mondragone (IIe siècle), que Cécile Degos a enfermée dans un cercle d’or peint au sol – dans l’esprit de la maison du maître –, on aurait aimé davantage de statues antiques, d’autres Méduses que les siennes ; on aurait souhaité plus d’artistes invités, pour entrer en dialogue avec une œuvre exigeante. Parce qu’il agence d’étranges énigmes, on a vu en René Magritte un digne successeur. Or, Magritte télescope le réel et le rêve en des rébus compréhensibles, tandis que ceux de Khnopff demeurent hermétiques. Et les cartels de la rétrospective soulignent l’impossible déchiffrement d’œuvres telle I Lock My Door Upon Myself (1891) dont les nombreux référents (statue d’Hypnos, lys, pavot et cercle) composent un récit mystérieux.
Le rêve du passé
Lors de la visite, on découvre – et c’est l’un des intérêts majeurs de l’exposition – qu’avant de prendre un crayon ou un pinceau, l’artiste photographiait souvent ses sujets. Il faisait même photographier ses œuvres pour les retoucher ensuite à la main, et ainsi donner naissance à une nouvelle création. De sorte que si Memories (1889), pastel de deux mètres de long, n’a pu quitter Bruxelles en raison de sa fragilité, une animation permet d’en saisir la genèse : Marguerite photographiée par l’artiste en tenue de tennis, raquette à la main, dans plusieurs poses. Un même modèle dans une scène déréalisée, incarnant une vision fantasmatique du même, sans paroles, ni échange.
Le titre Memories sert de clef : Khnopff a toujours veillé à échapper tant au réel qu’au présent. L’on songe de nouveau à sa maison- atelier : au fronton était gravée la devise « Passé-Futur ». La rétrospective du Petit Palais nous invite ainsi à partager ce qui ne fut qu’un temple éphémère pour un art du silence, de l’immuabilité. Un art absent à lui-même.
Fernand Khnopff. Le maître de l’énigme
Commissaires : Michel Draguet, Christophe Leribault et Dominique MorelLe Petit Palais : Musée des Beaux-Arts de la ville de Paris
Du 11 décembre 2018 au 17 mars 2019