Fernand Toupin

Un homme, c’est-à-dire une sensibilité; un artiste, c’est-à-dire une sensibilité éveillée, surgit au milieu d’un pays neuf, d’un pays dont le passé est celui de sa nature et dont l’histoire est à faire. Cet homme se cherchera, cet homme errera longtemps avant de trouver son caractère propre, sa spécificité. Son originalité foncière, il la trouvera dans l’adhésion totale à son milieu ambiant dans son identité avec les forces qu’il subit, qu’il assimile. Cet homme, c’est Fernand Toupin, et son pays, le Canada. L’équation est passionnante à faire. Une peinture, déjà remarquable, en est la solution.
Il convient de noter que la peinture n’est pas un choix chez Toupin; elle est une certitude, sinon une fatalité.
Vieille comme lui, c’est-à-dire confondue avec sa vie consciente. Enfant, déjà, il dessinait. Hors de l’art point de salut? Toupin est un être totalement engagé dans ce qu’il fait, dans sa vie. Et celle-ci se confond d’emblée avec son art. La certitude de sa vocation n’entraîne pas nécessairement celle de son style. On notera longtemps, chez Toupin, des errements. Tout en prenant conscience de ce qu’il est, en tant qu’homme: Canadien, c’est-à-dire citoyen d’un pays qui se cherche, veut s’affirmer. Toupin accumule beaucoup de notes, d’observations, qu’il puise dans tous les domaines. Non qu’il entende hériter des acquits venus d’ailleurs et qui lui resteront physiquement étrangers, mais par une volonté déjà délibérée de situer le choix de son instinct par rapport à la connaissance des données extérieures.
C’est dire qu’il n’agit pas en aveugle qui veut adopter des héritages sans avoir pris conscience de sa spécificité, ni s’affirmer en ignorant tout autour de lui.
Il s’agit d’un choix nullement douloureux, nullement sectaire, nullement vindicatif, mais d’un choix sain, où l’harmonie se fait entre sensibilité, connaissance et caractère ethnique même. Toupin emprunte tous les chemins qu’il sait mener nulle part. Ce sont les chemins des autres. Mais il veut les connaître avant de planter son propre jardin. Curieusement, l’attitude de Toupin reflète une inquiétude qui est celle de toute une génération. Le réveil du nationalisme québécois n’est pas une affaire politique mais, réellement, l’effort de toute une génération pour s’affirmer dans ce qu’elle a d’essentiel et par quoi elle se distingue des autres: des aînés, des étrangers.
Il aurait été assez vain pour Toupin, et somme toute vraiment stupide, de se placer dans la perspective de l’École de Paris (qu’il connaît cependant fort bien). Affaire de tempérament, de milieu ambiant, de mœurs, de quotidienneté. Il aime Braque parce que la matière y est dense, réfléchie, minutieuse, vraiment pensée, mais il ne peut être question, pour lui, d’en faire son profit. Il ne veut pas tomber dans l’erreur des artistes européens
regardant vers l’Amérique en tentant, sans succès, et bien sûr vainement, de traduire le large, l’irrévocable, le grandiose, le pathétique et le bouleversant, qui sont absents d’une civilisation et de pays bien trop policés, vieillis, sclérosés, de toute manière de dimensions autres. La pensée, de même que l’art, ne peut traverser l’Atlantique comme de simples objets. L’exportation, ni l’importation, n’ont jamais vraiment profité à l’art. Tout au plus des écoles, des tendances, des idées, peuvent s’étayer. précipiter une évolution qui doit, pour être menée à bien, et être saine, se tenir dans les limites reconnues d’un pays, d’une civilisation.
Toupin a bien compris cela, et l’art européen n’est, pour lui, qu’un catalogue où il aime puiser pour son plaisir mais non réellement pour alimenter ses propres problèmes plastiques. Ainsi, il a regardé Mondrian (homme de la Hollande, c’est-à-dire d’une vision nécessairement géométrique, et d’un pays où la réalité s’abstrait. Ne l’est-elle pas, déjà, chez Vermeer?), mais il n’en a rien retiré d’essentiel pour lui en dehors d’exercices susceptibles d’affermir sa technique.
Exemple parmi d’autres. Tout le monde, autour de lui, synthétise à plaisir, ramène la réalité à des lignes épurées, à une géométrie désincarnée; lui, bataille avec la matière, avoue des sentiments, personalise son art à l’extrême, s’y projette franchement, adopte le lyrisme au dépend d’un ordre possible.
De même que la nature dans laquelle il vit, s’épanouit, et avec laquelle il parvient si bien à s’identifier, Toupin verra grand. Il verra aussi blanc. Tout autour de lui est immaculé. Sans doute ne faut-il point voir ses premiers tableaux comme la simple illustration de la nature canadienne! Le blanc est aussi une couleur qui se suffit à elle-même, qui a ses mystères, qui a ses beautés. Toupin joue avec le blanc, mais, de même que le héros de Giono, il connaîtra le vertige.
Bientôt, de grands déchirements viendront blesser ces surfaces trop vierges. La sang jaillira au cœur des glaces. Note stridente. Élan vital. La blanc poignardé, c’est aussi un cri. Dès lors, la peinture de Toupin va s’organiser autour de cette dualité : la matière projetée (granulations, empâtements), les crevasses. Tantôt celles-ci sont simple incision dans le vif de la matière, tantôt (le plus souvent), une frange de vide entre deux masses de matière qui semblent aller à la rencontre l’une de l’autre.
Alors que dans les œuvres de 1965-1966, la matière s’épanouit en plages ordonnées, suivant des lignes directrices, sans qu’une relation immédiate entre elles soit évidente ou même suggérée, dans les œuvres récentes (1969-1970), il s’agit vraiment d’un champ d’action véhément et superbe, où les vagues successives de couleurs s’affrontent comme des laves incandescentes, des tempêtes de haute mer, des énergies en puissance.
Parce que l’essence même du réel est dans la matière, celle-ci s’affirme, en premier temps, en larges accents. La truelle a remplacé le pinceau, l’artiste maçonne des effets, il ne les suggère pas. La couleur vient, ensuite, en voiles, en accents, jouant un peu comme dans la sculpture polychrome.
L’artiste est parvenu au terme d’un long cheminement qui a débuté sur le ton de la confidence, de la contemplation, et s’épanouit, aujourd’hui, dans un langage qui traduit globalement le monde où l’artiste ne s’insère plus dans ses particularités, mais en faisant corps, réellement, avec l’élémentaire.