Françoise Belu « Regarde ! »
Françoise Belu a présenté sa plus récente exposition, La même et l’autre, dans l’intimité de la plus petite des deux salles d’exposition de la Maison de la culture Côte-des-Neiges. Le seuil à peine franchi, il me semblait déjà marcher dans les pas de l’artiste ayant arpenté la ville, sa ville, notre ville, Montréal. Je vois ce qu’elle a vu. Et je le vois d’autant mieux que les œuvres sont pour l’essentiel des photographies. Je ne crois pas qu’il faille trop s’étonner d’un tel effet, car si les photographies avaient le don de la parole, nous les entendrions nous interpeler comme le font nos compagnons de voyage, quand, surpris et émerveillés tout à la fois, nous les entendons crier, le doigt tendu vers quelque chose : « Regarde ».
La photographe photographiée
Me voilà donc déjà abandonnant la figure de mon pas dans celui de l’artiste pour lui préférer celle d’une balade en sa compagnie. Que me montre-t-elle et qui l’interpelle ? Qu’a-t-elle vu en me prenant à témoin ? D’image en image, elle me montre, et m’intime de voir, là, dans l’épaisseur d’une vitrine, ici dans un miroir convexe ou encore là dans le plan d’une surface réfléchissante, son image : elle est en train de prendre la photo que j’ai précisément sous les yeux. Mais un doute survient. Est-ce bien elle ? Il n’y a aucune équivoque, lorsqu’elle est dans l’axe de la prise de vue, mais ce n’est pas toujours le cas, et il y a de quoi hésiter. Parfois, sa présence est si discrète qu’elle peut même nous échapper. Au fond, ce ne sera qu’en s’attardant au dispositif même de la prise de vue que le doute s’estompera.
En se montrant dans l’image toujours plus ou moins absorbée par ce qui l’environne, Françoise Belu s’expose tout autant qu’elle expose la dissipation de son image dans le paysage sans qu’on sente pourtant un quelconque déséquilibre ou une quelconque lutte entre l’apparition ou la disparition du motif du photographe dans l’image. Au contraire, les photographies témoignent d’un jeu savant entre la transparence et l’opacité, qui ne cessent pas ainsi de se plier et de se replier l’une sur l’autre. La conséquence ne se fait pas attendre : en regard d’un tel jeu, l’idée même d’un hors-champ de l’image devient caduque.
Le dispositif de prise de vue que Françoise Belu a établi pour construire les photographies qui composent La même et l’autre fait manifestement l’économie de l’idée de frontière. Cette économie, il faudra sans doute la reconnaître dans le choix de l’artiste de présenter cinq installations avec la série des vingt photographies épinglées aux murs. Il faudra la reconnaître en particulier dans l’installation Les cônes orange (2012) composée d’une photographie et de cinq artéfacts, dont la photographie s’intègre à la série des autres photographies sans toutefois y appartenir, parce que c’est la seule qui n’arbore pas le motif du photographe se prenant en photo en train de prendre la photo qu’on a sous les yeux. Il faut aussi la reconnaître dans l’installation Farine Five Rose (2012), où l’artiste prend au pied de la lettre la célèbre marque de farine en plantant cinq roses blanches artificielles dans un vase rempli de farine. Françoise Belu brouille ainsi la frontière entre le littéral et le figuré.
Le point de lecture de l’exposition
En sortant de l’exposition, je m’attarde une dernière fois à la toute première photographie de l’exposition, Le tableau (2012). Il accompagne le titre, le frontispice de l’exposition en quelque sorte. J’y ai vu l’exposé même de cette économie de la frontière. On y voit, derrière une vitrine, un tableau encadré adossé à un mur avec, légèrement en arrière, des roses blanches artificielles sur un comptoir. La prise de vue est telle qu’on les sait en arrière-plan, mais on en perçoit un étrange reflet en avant-plan en train d’empiéter sur le bord droit du cadre du tableau. Cette incongruité visuelle inexplicable fait presque oublier le reflet net et précis de la photographe se réfléchissant dans la vitre de la vitrine alors qu’elle est en train de prendre la photo qu’on a justement sous les yeux. Ces roses, à la limite du tangible, et ce photographe, à la limite du visible, auront sans doute formé à eux deux, dès le début de ma visite et à mon insu, ce que nous pourrions appeler le point de lecture de l’exposition. Nous prenant à témoin, la photographie semble dire : « Voyez comme je réifie ce qui n’est qu’image et convertis en un spectre la présence effective des êtres. » N’est-ce pas là la définition même de la terrible fonction des frontières ?
FRANÇOISE BELU LA MÊME ET L’AUTRE
Maison de la culture de Côte-des-Neiges, Montréal