Fred Laforge. Le poids des images !
Circa n’est plus ! Vive Circa art actuel. Le célèbre centre d’artistes fait peau neuve en modifiant son nom et en transformant complètement la configuration des lieux. Pour inaugurer ces nouveaux espaces, le Circa art actuel présente deux expositions : Thanatopsie de Philippe Caron Lefebvre et ( ) 14 de Fred Laforge.
L’art trouve dans la représentation du corps une source intarissable d’inspiration. Les canons de beauté ont longtemps déterminé les règles et les normes du beau, excluant son antonyme de toute considération sérieuse. Dire qu’un corps est beau ou laid relève d’une perception. Dans l’exposition ( )14, qui découle de la recherche doctorale de Fred Laforge, pas question de parler de laideur et de beauté, d’entrer dans un débat sans fin animé par des jugements de valeur esthétiques inévitablement subjectifs ! Les corps choisis par l’artiste sont ceux de femmes obèses représentées dans le plus simple appareil.
Atypiques, ces corps sont d’un grand réalisme. Ils font autant état de méandres psychologiques (Debbie Grimace et Katia Grimace, 2014) que d’une réalité biologique (Debbie squelette, 2014). Avec la série Torsion (1, 2, et 3, 2014), on entre dans le vif du sujet, dans une matérialité charnelle et mouvante particulièrement saisissante. Ces gros plans montrent la souplesse et la capacité de déformation de la masse graisseuse qui, selon le point de vue, « voyeur » ou « intimiste », peut faire l’objet d’une forme de censure ou de surexposition. Ici, la distorsion de la chair est inévitablement tensive. La tension que l’on ressent presque dans notre propre corps face à cette série fait écho à celle suscitée par des scènes de lutte dans Debbie et Katia Lutte (2, 3, 4, 2014). L’artiste est direct : le poids des images devient écrasant dans Couple écrasé (2014).
Fred Laforge aime jouer la carte du paradoxe puisqu’ailleurs l’accolade entre les deux femmes n’est plus de l’ordre de la lutte, elle est tendre et sereine. Cette sérénité est flagrante dans Debbie couchée rosace (2014) : la femme nue, allongée sur le dos, semble nous fixer du regard. Au-dessus d’elle, la présence d’une rosace rend la scène presque religieuse. Cette référence est encore plus perceptible dans Debbie squelette (2014), puisque le personnage, cette fois-ci présenté debout, est coiffé d’une rosace.
Le trouble que l’on ressent face à ces corps atypiques n’est pas juste émotionnel, il est aussi perceptif. L’artiste use de stratégies techniques particulièrement efficaces pour produire des effets optiques, renforçant ainsi la sensation de trouble. La superposition décalée des images rend les corps flous, presque tremblants. À ce sujet, Christelle Proulx ajoute qu’« en plus d’évoquer le flou de la censure qui cherche à soustraire aux regards [ce genre de corps et de représentations atypiques], cet effet rappelle un sujet en mouvement et se réfère à la fois à la difficulté de captation et à ce qui est “trop”, “trop près” ou “trop loin”, mais surtout “hors norme” ou excessif1 ».
En jouant avec la notion de perception — au sens propre et au sens figuré —, Fred Laforge stimule nos sens et notre esprit. Il nous expose une réalité souvent cachée qui pour autant ne manque pas de sensualité. La complexité et la richesse de son travail développent un langage pictural d’une belle sensibilité. Par cette sensibilité, Laforge défait l’obésité de son corollaire de laideur à laquelle elle est attachée dans notre société. Ainsi parvient-il à extraire le dégoût trop souvent suscité par l’obésité et à lui rendre une forme de majesté.
(1) Christelle Proulx, auteur de Altérations perceptives, texte de l’opuscule accompagnant l’exposition ( ) 14.
FRED LAFORGE ( ) 14
Circa, art actuel, Montréal
Du 30 août au 4 octobre 2014