« Friction » : les échos intersidéraux d’Amélie Laurence Fortin
Amélie Laurence Fortin présente, dans son exposition individuelle Friction à l’Écart, un corpus constitué d’une installation cinétique et de diverses pièces satellitaires en continuité avec des explorations matérielles et multisensorielles entamées entre la Galerie Künstlerhaus Bethanien (Allemagne, 2020), la Galerie des arts visuels de l’Université Laval (Québec, 2020), La Chambre Blanche (Québec, 2019) et le centre d’artistes AXENÉO7 (Gatineau, 2018).
Amélie Laurence Fortin propose une expérience de perception singulière et poursuit dès lors cette trajectoire de représentations de phénomènes incommensurables – et à la limite de l’inaccessible – issus de dimensions autres comme les confins de l’Univers. En amont de l’exposition, durant une résidence réalisée à l’Écart, l’artiste, tout juste de retour de Varsovie en Pologne, en a profité pour faire sa quarantaine. Pendant cet instant de création transitoire à Rouyn-Noranda, elle devait initialement sonder l’espace de la galerie pour y découvrir son potentiel énergétique. Après réflexion, Fortin a plutôt ausculté les particularités sonores de Période de révolution (2021), cette œuvre en mouvement composée d’un ventilateur démesuré qui traverse un cosmos de faisceaux lumineux. En ce sens, elle a pris la décision d’effectuer une mise à distance du projet original visant à utiliser l’énergie inexploitée de l’Écart, pour faire vibrer ses murs au moyen des oscillations latentes des immenses pales de l’appareil. Au gré du ralentissement automatique et rotatif du moteur du ventilateur, les résonances des ondes mécaniques rappellent la sonification, soit l’émission de données sous forme de signaux acoustiques aux fins de leur représentation et de leur transmission. Ce processus permet ainsi de percevoir des événements insaisissables par voie auditive.
L’auteur Antoine Charbonneau-Demers écrit à propos de Fortin qu’elle franchit le mur du son1. L’artiste a une fascination pour les lieux dans lesquels sont conceptualisées ses œuvres. D’une résidence à une autre, elle décloisonne ceux-ci pour parcourir des sons intra-extra-solaires et rendre perceptible l’invisible, montrer les failles du réel. Comme l’affirme le philosophe Henri Lefebvre d’après les écrits de l’astronome Fred Hoyle, « produire l’espace », c’est de l’énergie-espace-temps qui se condense en une multiplicité indéfinie de lieux (espaces-temps-locaux²). Fortin utilise les micro-subtilités sonores d’une machine motorisée pour les faire résonner en macro. Elle en fait ressortir une constellation de sons porteurs d’une temporalité plutôt que d’une tangibilité. Les sonorités spatio-temporelles détournées semblent hors d’atteinte. Ici, la malléabilité des ondes nébuleuses et des réverbérations parfois vertigineuses provoque des modulations spatiales pour (perce)voir autrement le corpus de Friction. Les échos intersidéraux amènent les visiteuses et visiteurs à saisir le concept même de l’exposition : découvrir des phénomènes difficilement contrôlables et « faire son » avec l’imprévisible et l’improbable.
Disposées dans la trame de fenêtres à l’avant du bâtiment du centre d’artistes, des gélatines d’un rouge ardent, sorte d’écart chromatique, teintent l’exposition tant à l’extérieur qu’à l’intérieur et annoncent l’excursion au-delà du soleil « à-venir³ ». Dans la galerie, des drapeaux suspendus gravitent çà et là autour de l’installation principale Période de révolution, et agissent tels des panneaux acoustiques. En arrière-scène est exhibé l’ensemble de l’équipement nécessaire aux télescopages sonores, dont des câbles, des consoles, des microphones et des accessoires électroniques. L’envers de l’œuvre, semblable à la partie interne d’une sonde spatiale, permet de comprendre la complexité insoupçonnée du mécanisme.
L’exposition Friction pose une fiction alternative sur la réalité par des formations célestes à entendre pour imaginer et (re)produire autrement l’incommensurable, ces « espaces-temps-locaux » d’où proviennent l’inexplicable.
(1) Voir le texte d’exposition sur le site Internet de l’Écart : https://lecart.org/fr/programmation/amelie-laurence-fortin/.
(2) Henri Lefebvre, « La production de l’espace », dans L’Homme et la société, nº 31-32 (1974), p. 24-25. D’après les écrits de Fred Hoyle, Aux frontières de l’astronomie (Paris : Buchet-Chastel, 1956), 385 p.
(3) « À-venir » signifie ce qui n’a pas encore été découvert, et ce qui reste à découvrir, pour reconstruire des horizons d’attentes et de possibles à travers une dimension spéculative de la notion de temps. Le concept « à-venir » édifie des devenirs, à l’encontre de cette réalité de finitude. Camille de Toledo, Aliocha Imhoff et Kantuta Quirós, Les potentiels du temps. Art et politique (Paris : Manuella éditions, 2016), 293 p.
(Exposition)
FRICTION
AMÉLIE LAURENCE FORTIN
L’ÉCART
DU 22 JUIN AU 25 JUILLET 2021