Pour célébrer ses 40 ans de carrière comme graveur-imprimeur, dont la moitié passée au Québec, Alain Piroir a eu l’idée de rendre hommage au talent de celui qui, reconnaît-il volontiers, lui a appris toutes les ficelles du métier, le maître-imprimeurfrançais Georges Visat (1910-2001).

Également peintre et éditeur, avec une centaine de livres d’artiste à son actif, Georges Visat est pourtant pratiquement inconnu ici. Normal… Comme les meilleurs maîtres-imprimeurs en France, les Georges Leblanc, René Tazé, Roger Lacourière ou Jacques Frélaut, Visat était un travailleur de l’ombre, modeste et discret. Après avoir mis en veilleuse durant des décennies ses aspirations artistiques personnelles pour mettre son savoir-faire au service des plus grands (Braque, Miró, Ernst, Matta, Léger, Bacon, Chagall, Magritte, Dalí), Visat avait enfin renoué dans les années 1960 avec la peinture, puis, surtout après sa retraite au début des années 1980, avec la gravure sur cuivre, pour laisser libre cours à son univers et à ses visions intimes.

C’est une belle sélection de 25 de ces gravures à l’eau-forte et à la taille-douce, au chromatisme raffiné et d’une extrême précision dans le dessin, abstraites pour la plupart, mais imprégnées de l’esprit d’un surréalisme tardif, qu’Alain Piroir et sa fille Agathe ont décidé d’exposer dans leur atelier-galerie de l’avenue Casgrain. Si quelques-unes de ces estampes évoquent des rêveries musicales par la présence de portées ou de notes de musique, l’ensemble rappelle plutôt la manière du surréaliste chilien Roberto Matta, un des artistes avec qui Visat avait le plus travaillé en atelier : la même profusion de figures géo­métriques ou biomorphiques planant dans un espace saturé de lignes graphiques, une même impression de fluidité et d’apesanteur, une exploration candide d’autres mondes possibles.

« Dans mes rêves éveillés, je parcours par la pensée l’Infini… Dans mes promenades, j’atterris sur d’autres planètes2 », notait Visat comme en écho à ses œuvres dans son dernier ouvrage, Voyages extra-terrestres d’un naïf, publié en 1988.

Compagnon de route du surréalisme

Durant presque toute sa carrière, Georges Visat aura été un « compagnon de route » des surréalistes. Découvert par la Galerie Maeght, à Paris, pour laquelle il réalise après-guerre de superbes gravures d’interprétation de tableaux de Braque, puis de Miró, Léger et Chagall entre autres, Visat travaillera à compter de 1949 en étroite collaboration avec Max Ernst et sa compagne américaine Dorothea Tanning, qui l’encourageront sans faillir. Il deviendra ainsi un des plus remarquables maîtres-imprimeurs de l’après-guerre, apprécié autant pour sa fantaisie technique, notamment dans la gravure en relief, que pour son goût de la recherche. Son atelier du 6e arrondissement, qu’il abandonnera en 1969 pour un autre dans Saint-Germain- des-Prés, ne désemplira pas.

S’il apprend beaucoup au contact de tous ces géants de l’avant-garde surtout surréaliste, Visat tente en retour de concrétiser leurs fantasmes graphiques en expérimentant continuellement de nouveaux procédés, en inventant de nouvelles acrobaties techniques. « Trouver un nouveau langage au cuivre3 », voilà de son propre aveu ce qui le motivera toute sa vie.

Dans son autobiographie, Dorothea Tanning reconnaît sans détour ce que lui doivent les artistes avec qui il a travaillé. « Avec son sac à malices de virtuose – glacis, acides, cires, vernis, sucres, crachats, et puis toutes ces heures passées à gratter, polir, encrer, imperméabiliser, toutes ces étapes si ardues de la gravure sur cuivre –, [Visat] faisait naître des images dont d’autres s’attribueraient le mérite4. »

« C’était une sorte de délinquant par rapport à son milieu, se rappelle Alain Piroir, qui a commencé à exercer son métier dans l’atelier de Visat peu après sa sortie des Beaux-arts en 1974. Le milieu de la gravure était encore très traditionnel à cette époque, et Visat était plutôt ouvert. Il prenait parfois des raccourcis et tournait les coins ronds : l’essentiel était que l’artiste soit content de ce qu’il avait fait. »

Cette ouverture et ce rapport aux artistes, c’est ce qu’Alain Piroir dit avoir appris de plus précieux auprès de Georges Visat, outre évidemment l’expertise technique. « C’est à nous à nous adapter aux désirs des artistes, et non l’inverse », insiste Piroir, qui ajoute que la « chimie » entre l’artiste et l’imprimeur est essentielle dans cette profession.

Éditeur et artiste

En 1961, Georges Visat se mit à éditer régulièrement des livres d’artiste, ce qui lui permit d’œuvrer avec les nouvelles générations d’artistes issus du surréalisme tels que Hans Bellmer, Alechinsky, Hans Richter et Marcel Jean, des écrivains tels que Queneau, Michaux, Bataille, Becket, Mandiargues, Jouffroy et Arrabal, ou encore avec des lettristes comme Roberto Altmann.

C’est à la même époque qu’il se remet à peindre, dans un style non figuratif et uniquement dans des tons monochromes noir et blanc. Quelques années plus tard, découragé, il brûlera toutes ses toiles, avant de chercher au début des années 1970 une nouvelle voie dans une peinture toujours abstraite, mais saturée de couleurs.

Que sa peinture comme sa gravure portent les traces de tous ces artistes avec qui il a travaillé durant tant d’années ne surprendra personne. On ne travaille pas impunément durant des années avec les Matta, Ernst, Giacometti, Hartung ou Lichtenstein sans leur emprunter des traits, des tours de main, des images même qui s’agrègent au fil des ans à votre manière propre. Car le graveur-imprimeur, comme l’explique encore Alain Piroir, a toujours l’œil de l’artiste rivé sur lui, qu’il s’agisse d’obtenir les bonnes morsures dans le cuivre ou l’acier ou des nuances de couleur encore jamais vues : un peu plus de bleu ici, un peu moins de vert là… Il s’agit d’un travail accompli en symbiose avec l’artiste.

Alain et Agathe Piroir ont eu la main heureuse en nous faisant connaître la production personnelle de ce graveur d’exception. Même si l’imagerie surréaliste de Visat peut sembler aujourd’hui un peu naïve et surannée, la maîtrise technique du graveur, elle, ne fait pas illusion. Sa griffe s’impose, comme l’entaille du burin sur la plaque de cuivre. 

(1) En France, on ne parle pas de maître-imprimeur, mais d’imprimeur tout simplement. Ce n’est qu’au Québec qu’on utilise le terme « maître-imprimeur ». Un « compliment » que les imprimeurs d’ici seraient bien ingrats de refuser, commente en souriant Alain Piroir.

(2) Voyages extra-terrestres d’un naïf, Georges Visat, illustré de 12 quadrichromies et 5 eaux-fortes de l’auteur, Éditions Georges Visat, 1988

(3) Extrait de propos tenus par Visat sur un questionnaire préparé par Christian Labbaye

(4) La vie partagée, Dorothea Tanning et Marc Amfreville, Christian Bourgois, Paris, 1981

GEORGES VISAT
Atelier-Galerie Alain Piroir, Montréal
Du 18 février au 22 mars 2014