Gordon Matta-Clark en trois résidences de commissaire
Une cinquantaine de livres disposés sur les étagères d’une petite salle octogonale, au côté de croquis et d’autres ébauches de textes. Pensée matérielle est la première d’une série d’expositions réalisées à partir des archives de Gordon Matta-Clark pour le programme Sortis du cadre, proposé par le Centre Canadien d’Architecture (CCA). Trois commissaires en résidence y offriront successivement l’occasion de découvrir le travail de l’architecte et artiste conceptuel à travers leur regard singulier.
En correspondance avec sa vocation de remise en question de l’architecture actuelle selon les traces du passé, le CCA invite régulièrement des commissaires à effectuer une résidence dans ses archives pour en faire émerger les éléments qu’ils jugent les plus marquants par rapport à un processus créatif ciblé. D’une durée de plusieurs semaines, ces « enquêtes approfondies », tout comme les expositions qui les retracent, se déroulent indépendamment les unes des autres. Cette année, Yann Chateigné (Bruxelles / Genève), Hila Peleg (Tel-Aviv / Berlin) et Kitty Scott (Toronto) nous racontent « leur » Gordon Matta-Clark, d’après les textes, lettres, photographies, films et autres documents relatifs aux travaux exécutés par l’artiste entre 1969 et 1978. Un choix particulièrement éclairé, si l’on considère que cette documentation est aujourd’hui le seul moyen de mieux comprendre les interventions éphémères de cet « anarchitecte ».
La bibliothèque de Matta-Clark
Yann Chateigné (écrivain, historien de l’art et professeur à la Haute École d’art et de design de Genève) inaugure la nouvelle saison par une première immersion de 10 jours en novembre 2018, de laquelle il ressort 100 objets parmi les 3600 conservés au CCA, au gré d’une recherche « intuitive », selon ses propres mots. Ne se prétendant pas expert du travail de Matta-Clark, Chateigné veut « faire quelque chose […] entre exposition et fiction », et interroger plus généralement la conservation et l’exposition d’archives. Il ne veut pas s’arrêter sur des œuvres achevées, mais s’immerger dans la correspondance, les notes préliminaires et les ébauches d’articles écrits par l’artiste : tout ce qui vient en amont et qui parle de projets jamais réalisés. L’archive n’est alors plus considérée comme un regard « sur » un objet, mais comme un regard « vers » une intention : ces gestes que Matta-Clark qualifiait lui-même d’« anarchitecture » ou d’« unbuilding », en se référant notamment aux séparations (splittings) et aux coupes (cuts) qu’il opérait au sein de bâtiments existants.
Intéressé par « les processus physiques, psychologiques et conceptuels » sous-jacents à la pratique, Chateigné fait de la bibliothèque de Matta-Clark une porte d’entrée dans l’univers de l’artiste. Il fait délibérément le choix de s’intéresser à une matière « à la marge » et non « archivistique », car non directement issue de la production de l’artiste. Cette bibliothèque se distingue par son éclectisme : on y trouve des livres d’histoire de l’architecture, mais aussi de magie, de sciences cognitives, d’anthropologie, d’écologie ou encore de théorie des réseaux. Premiers éléments de l’enquête menée par Chateigné, ces livres nous montrent l’importance du langage dans la pratique de Matta-Clark. Mis en parallèle avec ses propres écrits, ils mettent au jour les emprunts et les détournements que l’artiste fait de ses lectures. Ils représentent encore la dimension physique de son processus de réflexion, d’où le titre choisi par le commissaire : « Pensée matérielle Material Thinking ».
Organisée en quatre « constellations », selon l’expression du commissaire, l’exposition cherche à construire de nouvelles relations à partir d’éléments ayant imprégné l’environnement créatif de Matta-Clark, mais néanmoins étrangers à sa propre production.
« Alchimie » parle de sa fascination pour la transformation de la matière, en référence, par exemple, aux photographies qu’il faisait frire lors de sa première grande exposition collective à New York.
« Réseaux » imprègne toute son œuvre, sous un aspect tant technique que social. Pensons notamment à l’œuvre intitulée Pipes, de 1971, qui consistait à dévoiler la tuyauterie de la salle l’accueillant, ou encore au restaurant communautaire FOOD, qu’il ouvrait la même année avec un collectif d’amis artistes.
« Gravité » constitue le sujet le plus architectural auquel s’est intéressé l’artiste, mais justement pour en libérer les bâtiments sur lesquels il intervient : Matta-Clark n’ajoute pas de la matière pour créer, il en supprime.
« Espaces intérieurs » renvoie tout aussi bien aux espaces extérieurs, et plus encore à l’entre-deux qui sépare les deux mondes entre lesquels se situe le travail de Matta-Clark. Les ouvertures qu’il pratique dans les bâtiments abandonnés sont pour lui un moyen de relier physiquement le dedans et le dehors.
À surveiller
À la suite de Chateigné, Scott envisagera le regard que portait Matta-Clark sur la ville à travers ses photographies de voyage, où l’artiste apparaît tantôt comme un touriste, tantôt comme un ethnographe, un chorégraphe ou un archéologue. Peleg s’intéressera, quant à elle, aux 20 films réalisés par Matta-Clark entre 1971 et 1977 et aux séquences non diffusées, utilisées par l’artiste comme source d’enseignement sur son approche de la réalisation cinématographique.
D’une exposition à l’autre, on ne découvrira donc aucune œuvre officielle (parler d’œuvres au sujet du travail de Matta-Clark serait d’ailleurs problématique en soi, considérant l’absence de toute production d’« objet »), mais s’y révéleront des éléments restés dans l’ombre jusqu’à aujourd’hui. C’est tout l’intérêt de ce programme de résidences : en invitant des commissaires à s’immerger les uns après les autres dans le processus créatif d’un artiste et à en présenter leur propre lecture, le CCA entend montrer qu’un même travail artistique peut apparaître de façon tout à fait différente selon la personne qui l’observe. Chateigné, Scott et Peleg nous dévoilent-ils trois Matta-Clark ? Les différentes facettes s’éclairent-elles mutuellement ? La restitution en trois temps laissera au visiteur le soin de répondre à ces questions. Une publication et des tables rondes accompagneront le programme, afin de croiser les regards et d’engager les discussions.
Pensée matérielle : Gordon Matta-Clark revu par Yann Chateigné – Commissaire : Yann Chateigné Salle octogonale du Centre Canadien d’Architecture, Montréal – Du 7 juin au 8 septembre 2019
À suivre : Hila Peleg – Du 27 septembre 2019 au 19 janvier 2020 et Kitty Scott – Du 7 février au 17 mai 2020