Il y a quelque chose d’étrange dans les œuvres de Graeme Patterson qui n’est pas sans évoquer les univers froids, sombres et esthétisants des frères Quay, de Jan Svankmajer ou encore de Wes Anderson. À mi-chemin entre souvenirs évanescents, rêve éveillé et cauchemar récurrent, ces «narrations disjonctives» (qui sautent d’un sujet à l’autre), se déployant dans des architec- tures en miniature précises jusqu’à la maniaquerie, fleurent un certain surréalisme angoissé, d’où tout sentiment de bien-être semble avoir été extirpé. Si leur signification reste à dessein ouverte, l’artiste n’en souligne pas moins son désir d’en- courager le regardeur à trouver des sens cachés dans les détails1. Largement autobiographiques, les installations multimédias de Patterson prennent la forme de fables contemporaines peuplées de détails sémantiquement porteurs qui se cachent pour mieux se révéler à celui qui se donne le temps de les découvrir. Ce qui est le cas de Player Piano Waltz (2013).

Composée d’un piano mécanique dressé au centre d’une pièce sombre, surmonté d’une huche en bois reconstituant un immeuble comportant, en son rez-de-chaussée, une taverne et, à l’étage, des appartements figés dans le temps, l’installation, déjà présentée à la Galerie de l’UQAM lors de l’exposition Secret Citadel (2014) consacrée à Patterson, évoque avec nostalgie l’amitié masculine. Peuplée d’êtres esseulés et aphones, elle a un je-ne-sais-quoi de désuet, venu d’un autre temps, qui plonge d’emblée le visiteur dans la tristesse et la mélancolie. Entre maquette vintage, projections évanescentes de personnages animés en pixilation et musique surannée, le visiteur des- sine sa propre histoire, constituée d’un mélange de ses souvenirs et des mises en scène créées par Patterson. Aussi l’œuvre n’est-elle jamais tout à fait deux fois la même, selon le récit personnel que chaque visiteur élaborera à partir des propositions de l’artiste.

Dans ses installations étranges et un rien décalées, Graeme Patterson aborde avecfinesse quelques-uns des grands maux de notre époque.

Minutieusement composés, ces mondes à échelle réduite sont peuplés d’objets, innom- brables, qui semblent immuables depuis des lustres, néanmoins sans poussière. Ce trop-plein de détails ne parvient pourtant jamais à remplir l’espace sombre de la salle; au contraire, la sensa- tion d’isolement qui en émane crée une impres- sion de vide, un puissant sentiment d’apnée. Et c’est le plus souvent bouche bée et comme statufié par quelque Méduse invisible que le visiteur appréhende ce qui se dévoile à lui le temps d’une partition de piano mécanique activé par une pièce de monnaie glissée dans une petite fente (d’une durée de cinq minutes), réminiscence du kinétoscope d’Edison et des boîtes à peepshows d’autrefois. Ainsi, le choix est imparti au visiteur de vivre ou non l’œuvre; certains en feront le tour, intrigués, secoués de rires nerveux traduisant un certain inconfort; d’autres, plus aventureux, se délesteront de quelques dollars pour le plaisir de voir et de revoir ce ballet solitaire, tandis que les plus circonspects tourneront les talons et s’en iront ailleurs se réchauffer le cœur. Car, au milieu des projections chaotiques aux murs, il n’y a rien ici pour les réconforter, pas même les deux personnages (Patterson et un ami d’enfance arborant des costumes de cougar et de bison anthropomorphisés), qui sautent seuls sur un mini-trampoline, sans jamais se voir ni se regarder, de part et d’autre du piano mécanique; chacun dans sa bulle, dans son univers compartimenté, sans espoir de jamais véritablement se rencontrer. Le monde adulte est ainsi fait…

Sur la devanture de l’immeuble en minia- ture qui surmonte le piano, véritable décor de film d’animation « à la Quay », des fenêtres sombres marquent une symétrie monotone peu avenante. Dès lors que la musique s’amorce, on y voit se succéder diverses figures seules, assises ou debout, dans un appartement ou un ascen- seur, et dont les microgestes répétitifs – l’un lance des dards sur une cible, l’autre prend l’ascenseur, un autre semble rêvasser assis sur un fauteuil – d’une infinie banalité accentuent les sentiments de solitude et de vide existentiel déjà inhérents au décor. Cette solitude est d’une tristesse affligeante, mais lorsque l’esseulé arbore un costume de cougar ou de bison en peluche, cela s’avère simplement insupportable ! Personne ne mérite tant d’indifférence.

Dans ses installations étranges et un rien décalées, Graeme Patterson aborde avec finesse quelques-uns des grands maux de notre époque et nous invite à y réfléchir avec lui. Sans tambour ni trompette, sa petite musique nous habite bien au-delà des murs du MACM, ce qui, en soi, est déjà une réussite.

(1) POHL, John. « Solo exhibitions feature Sobey winner Myre, finalist Patterson », The Gazette, november 27, 2014. (Traduction libre)