Hannah Claus au Musée McCord. Honorer l’échange par le sensible

Jusqu’au 11 août 2019, le Musée McCord présente l’exposition c’est pas pour rien qu’on s’est rencontré. À l’initiative de la présidente et chef de la direction Suzanne Sauvage, le programme « Artiste en résidence » propose un dialogue entre des artistes contemporains et les collections du musée « afin de [les] présenter sous un nouveau jour en faisant le lien entre histoire et beaux-arts et entre le passé et le présent ».
Succédant à Kent Monkman (2014), puis à Nadia Myre (2016), l’artiste visuelle Hannah Claus2 est la troisième artiste d’origine autochtone à investir les collections du McCord et à s’en inspirer. De descendance britannique et kanien’kehá:ka (mohawk) de la communauté Tyendinaga (baie de Quinte, Ontario), elle propose une lecture sensorielle des « relations entre le particulier, le personnel et le réel3 » par le truchement d’installations sculpturales et de vidéos. Elle enseigne également les arts au Collège Kiuna, le seul cégep autochtone du Québec, situé à Odanak.
Lors de sa résidence au Musée McCord, Hannah Claus a exploré plusieurs avenues de recherche dans les collections entreposées, desquelles ont émergé des couches successives de compréhension et d’appréhension des objets, des dialogues absents ou interrompus entre protagonistes autochtones et allochtones. L’inaccessibilité physique de plusieurs sources, la fragilité des artefacts, l’âme émanant des mots et des perlages sont autant de vies auxquelles Claus souhaitait redonner un souffle.

Cuir brut (chevreuil) et babiche artificielle
Photo : Mike Patten
Faire ressurgir la présence et la voix
Si les registres de traite de fourrure témoignent historiquement de la présence des Autochtones, ils font également état du commerce et de l’exploitation de ces ressources à des fins économiques. En prenant ces traces éparses et plusieurs autres indices coloniaux, dont la vaisselle européenne, comme points de départ, Hannah Claus redonne aux communautés autochtones et à ses membres toute leur place sur le territoire, entre le ciel et la terre.
En entrant dans l’exposition, les objets de la collection du McCord attirent tout de suite l’attention. Leur préciosité et leur beauté permettent d’engager un dialogue intime avec les œuvres de Claus auxquelles ils font face. À leur droite, les quatre couvertures grises et noires de l’œuvre l’échange est cérémonie (2019) rappellent, de prime abord, les premiers contacts avec les colons ainsi que les vagues de maladie qui s’en suivirent et qui décimèrent les populations. Ces étoffes sont pourtant encore offertes à l’occasion de certains rites de passage autochtones et illustrent les relations entre des personnes d’une même communauté lors d’événements importants. Piquées d’épingles en cuivre, les couvertures prennent ici un sens plus secret. Elles rappellent les écritures cursives des registres maintenant perçus comme des signes indéchiffrables. Les formes qui se dessinent à la lumière reprennent toutefois des éléments importants de plusieurs wampums4. De gauche à droite, le carré représente le feu ou la communauté, les différentes lignes reprennent le tracé du grand pin blanc symbole de la paix, le bol rappelle le partage du territoire et la protection de la Terre-Mère et enfin, le cercle est une interprétation du soleil de l’acceptation de la grande paix à venir.
Face aux artefacts du McCord scintille le châle de danse pour la Femme du ciel (2019). Inspirée par ses œuvres précédentes – cloudscape (2012), question de temps (2013), our minds are one (2014), water song (Kinosipi) (2019) – Hannah Claus a photographié plusieurs artefacts du musée pour ensuite les suspendre comme des pastilles entre le ciel et la terre. Les objets perlés, que l’artiste considère comme des ancêtres, revivent dans cette mise en abyme installative vaporeuse reprenant, elle aussi, l’esthétique du perlage et des wampums. Par ses franges argentées, l’œuvre berce la salle d’une lumière iridescente et relie les communautés de l’Est, par ce récit de création kanien’kehá:ka, et de l’Ouest, par la forme des châles de danse des communautés haïdas.
L’inaccessibilité physique de plusieurs sources, la fragilité des artefacts, l’âme émanant des mots et des perlages sont autant de vies auxquelles Claus souhaitait redonner un souffle.
Au sol, proche de la terre, l’installation souvenir apprentissage oubli (2019) se compose de quatre cercles de tasses de thé, de branchages et de fruits de conifères entièrement conçus en cire d’abeille. Plusieurs traditions et histoires s’enchevêtrent ici, puisque l’artiste a utilisé la collection de tasses victoriennes de sa mère pour mouler ces pièces, qui, par leur nombre, font également référence au calendrier lunaire. Si ces tasses se rapportent d’ordinaire à l’époque britannique et font référence ainsi aux signes coloniaux, l’œuvre invite plutôt à entrer dans le cercle pour partager un thé autochtone et honorer les médecines traditionnelles.
Comme dans un écrin spatial, l’œuvre c’est pas pour rien qu’on s’est rencontré, composée de 29 cavités comme autant de canots alignés, surgit dans la lumière tranchante. Par la simplicité du cuir brut de chevreuil et la fragilité des coutures, ce sont autant d’oreilles qui écoutent, d’yeux qui regardent, de cœurs qui frappent la peau du tambour, de peaux qui se touchent, se rencontrent et se reconnaissent.
Établir un temps et un espace où la rencontre devient cérémonie
En ouvrant un dialogue inédit entre les artefacts de la collection du McCord et ses œuvres, Hannah Claus propose de relire les relations coloniales et la transmission des savoirs. Elle réinvestit la sensibilité des ancêtres autochtones grâce aux motifs, aux récits et aux traditions, plutôt qu’à travers les traces écrites devenues aujourd’hui illisibles. Par un éloge de la répétition des gestes et de la connexion qui s’instaure avec chaque matériau, les objets perlés, les lignes et les formes scintillantes se redéploient dans l’espace d’exposition.
Comme la couverture de porte-bébé de la collection exposée, l’atmosphère qui émane des œuvres d’Hannah Claus est enveloppante. Empreintes d’émotions et de vulnérabilité, les productions exposées, qu’elles soient de l’artiste ou de la collection du musée, se répondent pour ne former qu’une seule voix, un souffle profond. Si l’artiste insiste sur l’idée que l’échange est cérémonie, cette exposition l’est aussi à travers les matériaux utilisés : la chaleur des épingles en cuivre provenant de la terre, la cire d’abeille de laquelle émane une odeur particulière ainsi que la peau de chevreuil brute et les cicatrices de la chair qui s’offrent à la vue. Les expériences sensorielles de la lumière qui se reflète sur les œuvres, les effluves qui s’en dégagent, des lignes et des motifs répétés sont autant d’invitations à envisager le temps et les territoires comme des relations possibles. De ces interactions entre les objets et les œuvres jaillissent la beauté et la sensorialité de la matière qui incitent au partage silencieux, afin de développer notre capacité à être ensemble et à entrer en conversation.
(1) Site Internet du Musée McCord
(2) L’auteure tient à remercier chaleureusement Hannah Claus pour avoir échangé sur sa résidence au Musée McCord et ses œuvres.
(3) Site Internet d’Hannah Claus
(4) Les wampums sont des ceintures faites de perles tubulaires blanches et violacées fabriquées à partir de coquillages. Ils étaient traditionnellement utilisés par les communautés autochtones du Nord-Est de l’Amérique du Nord à des fins diplomatiques, cérémonielles ou commerciales. Ces ceintures permettaient notamment de symboliser une entente entre deux parties et faisaient alors office de contrat. Le Musée McCord possède plusieurs wampums dans sa collection.
c’est pas pour rien qu’on s’est rencontré
Musée McCord, Montréal
Du 7 mars au 11 août 2019