Depuis le 15 octobre dernier, les mots de Michel Brault et Pierre Falardeau résonnent de nouveau grâce au dévoilement de deux sculptures signées Armand Vaillancourt, qui trônent à l’entrée de nouvelles places publiques consacrées aux cinéastes à Rosemont–La Petite-Patrie , à Montréal.

Alors que Vaillancourt y souligne l’engagement des réalisateurs respectifs des films Les Ordres (1974) et Pea Soup (1978) envers les luttes populaires par des citations choisies, les monuments servent à leur tour de marqueurs de la transformation de cet ancien quartier industriel.

En plus de la volonté de saluer le travail de ces pionniers du septième art, les places Michel-Brault et Pierre-Falardeau sont nées d’un désir d’évoquer l’historique de l’emplacement qu’elles occupent le long de la rue Molson, entre la rue Masson et le boulevard Saint-Joseph. La sensibilité des cinéastes envers la classe ouvrière fait en effet écho à l’occupation du site par l’usine d’emballage Norampac jusqu’en 2005. Non loin, les vestiges des ateliers Angus et les rares traces des immenses carrières de pierre grise remblayées au début du siècle dernier rappellent également l’important passé industriel du quartier.

Les fermetures successives de ces pôles d’emploi pour la population ouvrière francophone transforment le secteur en quartier résidentiel et commercial, à l’image des mutations socioéconomiques mondiales des deux cents dernières années. De fait, l’aménagement des places en hommage à Brault et Falardeau – baptisées avant que la Ville de Montréal énonce sa volonté d’augmenter la représentation des femmes dans la toponymie – est tributaire d’un important projet de développement immobilier alliant logements, condominiums, commerces et services qui achève la reconversion de l’endroit.

Ma vie pour un pays (2019)
Peinture cuite et fonte
© Armand Vaillancourt/SOCAN (2020)
Photo : Éric Carrière. Courtoisie de la Ville de Montréal

Trois artistes, une cause commune

C’est exceptionnellement à la demande des familles des cinéastes défunts, et non par concours, qu’Armand Vaillancourt s’est vu confier la réalisation des monuments pour les places en leur honneur. L’artiste réalise alors deux sculptures d’environ deux mètres de haut au moyen du coulage de la fonte dans des moules en mousse de polystyrène, une technique qu’il a inventée dans les années 1950 et qui permet de sculpter aisément des formes variées dans la mousse. Or, plutôt que de profiter de cet avantage, Vaillancourt conserve ici l’aspect d’origine des pièces de polystyrène issues d’emballages banals. Il assemble alors les modules de formes carrée et rectangulaire de façon symétrique en laissant une large percée dans chacune des sculptures – l’une à son sommet, l’autre dans sa partie inférieure. Vaillancourt préserve en outre la texture alvéolaire du polystyrène et les inscriptions diverses qui y apparaissent.

À la manière de jumelles non identiques, les deux sculptures diffèrent cependant sur le plan de la finition et de la composition. L’œuvre consacrée à Falardeau est recouverte de peinture cuite noire et porte le titre sans équivoque Ma vie pour un pays (2019). Elle arbore une succession de volumes irréguliers à la manière d’un mât totémique et est accompagnée d’une seconde structure de plus petite taille posée à ses côtés. Quant à l’œuvre à la mémoire de Brault (Évolution ! Révolution ! La jeunesse mondiale se mobilise. L’espoir revient, 2019), elle présente une forme rectangulaire unitaire divisée en trois tiers. Ici, Vaillancourt privilégie une teinte blanche, conformément au caractère plus discret du réalisateur phare du cinéma direct.

En contrepartie des caractéristiques qui rendent compte de l’individualité des deux hommes, Vaillancourt souligne la lutte qui les unit : à la base des deux œuvres, le sculpteur collige des citations qui expriment les convictions souverainistes et libertaires des cinéastes. Le sculpteur établit ainsi un dialogue entre les déclarations de Brault sur les irrégularités du dernier référendum et la forme centrale de la sculpture qui lui est consacrée, qui rappelle une croix apposée sur un bulletin de vote. Au-delà de leur contenu incendiaire, les citations soigneusement sélectionnées jouent une fonction commémorative indéniable. À la lecture des mots « On va toujours trop loin pour les gens qui vont nulle part », il est impossible de ne pas entendre la voix familière de Falardeau, comme s’il était toujours parmi nous.

Les sculptures de Vaillancourt destinées aux places Michel-Brault et Pierre-Falardeau célèbrent sans détour la prise de parole décomplexée qui fait la marque des trois hommes.

Discours publics

Il faut dire que si Brault et Falardeau ont magnifiquement porté au grand écran la défense du peuple face aux structures autoritaires du pouvoir, l’œuvre de Vaillancourt n’est pas en reste. Fils de syndicaliste, le sculpteur a maintes fois marqué l’imaginaire par ses œuvres publiques engagées. Depuis qu’il a été catapulté dans les médias en 1953 avec sa mythique sculpture-performance L’Arbre de la rue Durocher, réalisée sous les yeux des passants sur une période de trois ans, il n’a cessé de réclamer l’espace urbain en tant que lieu privilégié de toutes les revendications. Vaillancourt cimente sa réputation de militant avec l’installation avortée de la sculpture Je me souviens (1967) au High Park de Toronto et le geste d’éclat qu’il pose lors de l’inauguration de la fontaine Québec libre (1971) à l’Embarcadero Plaza de San Francisco, alors qu’il inscrit ce titre provocateur sur son œuvre devant les dignitaires rassemblés. La soif de libération de l’artiste à l’endroit de la nation québécoise comme des peuples du monde entier soumis à l’impérialisme colonial et économique se manifeste pourtant dans des formes abstraites. De manière constante, c’est par le langage, invoqué dans des titres et des déclarations fracassantes, qu’il transmet le contenu sociopolitique au cœur de sa vision et l’ancre dans le contexte public.

Les sculptures de Vaillancourt destinées aux places Michel-Brault et Pierre-Falardeau célèbrent sans détour la prise de parole décomplexée qui fait la marque des trois hommes. Tandis qu’elles occupent un site caractérisé par une riche histoire ouvrière en voie d’être occultée par les signifiants de l’embourgeoisement, elles évoquent par le fait même la nécessité de donner voix aux oubliés. Cet aspect semble cependant se heurter à la prudence bureaucratique de l’administration municipale : dans le communiqué de presse qui annonce le dévoilement des sculptures, l’Arrondissement tait l’historique du site et la teneur indépendantiste des œuvres pour faire valoir la valeur essentiellement décorative d’un art public aseptisé. À croire que la force d’évocation et de mobilisation du langage comme sa transposition dans les arts demeurent un cheval de bataille d’actualité.