Nomadisée par la pandémie, la galerie La Castiglione a présenté l’exposition Forces invisibles de Hua Jin (prix Coup de cœur du public du Symposium international d’art contemporain de Baie-Saint-Paul 2019, entre autres distinctions(1)) dans le cadre de Projet Casa. Avec Florence-Agathe Dubé-Moreau pour commissaire en 2020, celui-ci est une initiative de Danielle Lysaught et Paul Hamelin, couple passionné d’art contemporain qui a décidé d’ouvrir sa belle demeure, un ancien bed & breakfast, à des expositions affectées ou inspirées par la crise sanitaire. Jin y a donc livré un aperçu configuré in situ du journal visuel (Visual Diary) qu’elle entreprit de tenir pour un an à partir du début du confinement, soit le 17 mars 2020. L’artiste affichait depuis lors quotidiennement sur sa page Facebook une nouvelle photographie issue de ses promenades dans la nature, avec chaque fois un contrepoint poétique ou une citation littéraire.

SPECTRES ET DOUBLES

Des échantillons de ces textes figuraient dans les vitres en face d’une alcôve recelant l’hommage funèbre aux hibiscus retrouvés fanés dans son appartement à son retour fin mai d’un long séjour à la campagne. Les émouvants gros plans de ces corolles fripées font aisément surgir l’idée de toutes ces personnes âgées mortes isolées en CHSLD. Le jeu d’échelle de ces photographies florales rappelle celui de la série Traditional Chinese Medicine (2012), où les herbes de la pharmacopée évoquaient par leur texture leurs paysages natifs. De même ici, des feuilles desséchées se recroquevillent en deltas méandreux et en crêtes alpestres, formes tourmentées vaguement suggérées encore le 3 juin par d’inquiétants nuages avant la tempête que pressentent en vol des oiseaux noirs.

Mi-mai, d’autres oiseaux animent seuls les branches nues d’un arbre agrandi en bannière noir et blanc, alors que deux se détachent tels des spectres d’un fond d’encre le 30 juin : recours au négatif qui vient encore troubler la paire de clichés de 2020-03-24 (Blue Branches). La récurrence de couplages déconcertants pourrait bien, comme un croissant de lune dédoublé entre les branches le 29 juillet, trahir la présence manquante d’une sœur jumelle demeurée en Chine, parfois évoquée en ligne. We look at the world once, in childhood. The rest is memory, écrit Louise Glück (Prix Nobel de littérature 2020, d’après la citation sur Facebook du 20 septembre collée sur une fenêtre). Serait-ce la quête proustienne d’un tel regard premier, mais en l’occurrence double, qui se fait jour ici ? Le spectateur est à son tour pris à témoin de l’éclat stupéfiant du soleil à travers une sombre canopée indistincte avec 2020-08-17 (Sun Glare), comme de la houppe d’or luisant d’un nuage gris dans 2020-08-06 (Golden Cloud), surprise en surplomb de la découpe noire d’un bois, sortie tout droit d’un tableau de René Magritte.

L’artiste sait nous le rendre sensible à l’échelle réduite d’une tranche d’un an, au fil des saisons que la nature continue de tisser à même chaque instant, révélé en sa beauté singulière à la faveur de ce qui passe bien à tort pour du temps mort.

D’ABSTRACTION EN ILLUSION

Le regard bascule dans une autre dimension face au dévalement floconneux de 2020-05-14 (Pink Clouds), survol d’un monde gazeux par inversion d’un crépuscule sans horizon. Les bords manquent aussi à celui dont on devine l’avancée aux crêtes orangées de semblables striures sur l’eau, d’un panneau à l’autre du triptyque 2020-04-17 (Golden Wave), alors que dans Shimmering (2013), trois impressions noir et blanc sur plexiglas sont surimposées dans un cadre lumineux pour restituer en leur léger décalage le chatoiement d’une eau agitée. Le flux continu d’une durée insaisissable est ainsi suggéré à même la discontinuité des instantanés. Les prises de vue discrètes s’assimilent ainsi aux trains d’ondes captés en surface de 2020-06-13 (Black and White Wave), faisant écho à la photo en vue plongeante de vagues épinglée au mur où finit par se poser le zoom de Wavelength de Michael Snow (1967)2.

gauche : Hua Jin, (Sunset colour in river and sky) (2020)
Impression jet d’encre sur papier métallique, diptyque, 76,2 x 101,6 cm
droite : Hua Jin, 2020-Sunset in May (2020)
Vidéo, 20 min
Photo : Hua Jin. Courtoisie de La Castiglione

Hua Jin pourrait à bon droit s’inscrire dans la tradition phénoménologique du cinéma expérimental canadien avec sa vidéo de vingt minutes 2020 Sunset in May3, tableau vivant où s’entrecroisent au soleil laissé hors cadre les mouvements modulés d’une colonne de feu, de stores liquides et de palmipèdes traversant nonchalamment leur jeu de lumières pour rendre sensible le temps qu’occupent ces subtiles évolutions. En regard, 2020-04-03 (Colour of Sunset) fait un pas de plus vers l’abstraction. Le color field d’un ciel crépusculaire vide y est superposé à son reflet à peine trouble, sans ligne d’horizon pour relier en un tout leurs moirures symétriques, sinon celle suggérée en réserve par l’espace laissé entre leurs cadres pour que le spectateur en reconstruise l’unité contingente– artificielle et donc artistique.

La perception est de même dénaturalisée dans 2020-04-26 (Weeds Reflections), une paire de reflets de joncs dans l’eau conçus pour se « refléter » l’un l’autre infidèlement, mais ingénieusement adaptés aux particularités de la Casa Bianca : chacune des moitiés y est en effet posée à l’envers au pied d’un miroir occupant une niche du mur, où son reflet est mis à l’endroit sous le nôtre, intégré à cette double illusion se passant d’original. Du coup, c’est notre propre sujet qui apparaît privé d’objet, illusoire au même titre que les reflets d’arbres jaunes d’un triptyque du 22 mai, eux aussi mis debout en mirages vacillants. Jin ne retient comme foyer stable de Forces invisibles que l’axe fuyant du carrousel d’étoiles effilochées en quadruple longue exposition de l’installation 2020-07-25 (Circle), logeant de biais dans un coin arrondi de la façade ce disque obscur perlé de brillants auquel se ramène d’un certain point de vue le cycle cosmique. L’artiste sait nous le rendre sensible à l’échelle réduite d’une tranche d’un an, au fil des saisons que la nature continue de tisser à même chaque instant, révélé en sa beauté singulière à la faveur de ce qui passe bien à tort pour du temps mort.

(1) Voir Christian Roy, « Mémoire photographique – Hua Jin : Dundee », 8 octobre 2019, https://viedesarts.com/critiques/memoire-photographique-hua-jin-dundee/.

(2) Voir la fin de Michael Snow, WVLNT (Wavelength For Those Who Don’t Have the Time) (2003), https://www.youtube.com/watch?reload=9&v=AQ0row2iTfU.

(3) La vidéo peut être regardée en intégralité au https://www.youtube.com/watch?v=5UjotKCdcP0.


(Exposition)

FORCES INVISIBLES
HUA JIN
COMMISSAIRE : IRIS AMIZLEV
GALERIE LA CASTIGLIONE, À PROJET CASA
DU 28 OCTOBRE AU 14 NOVEMBRE 2020

Hua Jin, 2020-09-28 (Blooming Hibiscus) (2020)
Impression jet d’encre sur papier métallique 76,2 x 50,8 cm
Photo : Hua Jin. Courtoisie de La Castiglione