« Images rémanentes » : pour une histoire de l’art en Acadie
Le pouvoir de reconnaissance historique des œuvres de commémoration n’est plus à prouver. Alors que le discours contemporain incite le public à remettre en cause la présence de monuments édifiants de personnages controversés, comme la statue de Robert E. Lee à Charlottesville aux États-Unis, ou celle de John A. Macdonald retirée à Victoria et encore source de débat à Montréal, d’autres projets plus récents profitent de cette même capacité à introniser des faits dans l’histoire et ainsi affirmer une histoire locale marginalisée.
C’est du moins ce qu’ont tenté de faire les commissaires Michelle Drapeau et Elise Anne LaPlante, avec le parcours d’art public Images rémanentes, inauguré en décembre 2018 à Moncton au Nouveau-Brunswick. Loin d’en faire une exposition rétrospective, ces deux historiennes de l’art natives de la région ont plutôt voulu inviter les artistes actuels et la population à réfléchir à ceux qui ont ouvert le chemin des arts à Moncton. Elles ont ainsi donné à treize artistes le mandat de concevoir des œuvres-mémoires réinterprétant des moments marquants, des figures déterminantes et des thèmes précurseurs de l’art contemporain en Acadie.
En revalorisant et en réactualisant le travail de leurs prédécesseurs, les artistes sélectionnés pour leur proximité avec la culture et l’histoire de la ville mettent de l’avant la présence d’une histoire de l’art locale, tout en tissant des liens avec l’art du présent et même celui du futur.
Un regard vers le passé
Francophones dans une province majoritairement anglophone, les Acadiens ont longtemps été marginalisés sur leur territoire, mais également dans l’ensemble du Canada. Les artistes issus de ce contexte géopolitique complexe, en périphérie des grands centres culturels, ont vu la modernité artistique s’établir de manière abrupte en Acadie en 1963, lors de la fondation de l’Université de Moncton. L’art qui s’y faisait avant cette date était de nature artisanale ou religieuse, et souvent considéré comme folklorique. Avec la formation du Département des arts visuels à l’Université, ce rapport identitaire à l’art se dissout au profit de préoccupations plus formelles et conceptuelles. La naissance de plusieurs instances culturelles comme Radio-Canada et l’Office national du film du Canada fait de Moncton un lieu de convergence où les artistes de toute l’Acadie se rejoignent et s’allient.
À l’image de cet exode vers Moncton, le parcours Images rémanentes montre le travail d’artistes qui entretiennent un rapport de proximité avec l’Acadie, mais qui n’en sont pas nécessairement originaires. Les artistes Jared Betts, Jacinthe Loranger et Mathieu Boucher Côté ont notamment été invités à créer des œuvres faisant référence à une histoire de l’art qu’ils se sont appropriée à force de s’y intéresser et de la côtoyer.
En revalorisant et en réactualisant le travail de leurs prédécesseurs, les artistes sélectionnés pour leur proximité avec la culture et l’histoire de la ville mettent de l’avant la présence d’une histoire de l’art locale, tout en tissant des liens avec l’art du présent et même celui du futur.
Pour une histoire de l’art en Acadie
Plusieurs des œuvres qui sont présentes dans la ville trahissent le désir de leur créateur d’ancrer les pratiques acadiennes dans une histoire de l’art plus large. L’artiste Mario Doucette place ainsi au mur du Centre culturel Aberdeen un Hommage à Guy Duguay (en cours), artiste multidisciplinaire bien connu du milieu des arts de Moncton et membre fondateur du Centre. Fortement inspiré de l’Hommage à Delacroix (1864) par Henri Fantin-Latour dans la composition de son œuvre, Doucette reprend les codes de l’histoire de l’art classique pour mieux s’y intégrer. En représentant Guy Duguay en compagnie d’autres artistes ayant marqué leur génération dans ce contexte rappelant la tradition picturale française, Doucette leur confère un statut d’autorité et un rôle tutélaire.
Au même titre, Marjolaine Bourgeois s’inspire quant à elle d’un événement historique et montre le chemin parcouru depuis. Son œuvre, Réflexion-noixelfèR (2018), fait référence à l’annulation de l’exposition des finissants du baccalauréat en arts visuels de 1976 qui devait se tenir à la Galerie d’art de l’Université de Moncton. La nature de cette installation collective construite à partir de pièces de miroirs avait alors choqué la direction du programme et n’avait pu avoir lieu que l’année suivante au Centre culturel de Moncton, devenu par la suite le Centre culturel Aberdeen. Bourgeois reprend le miroir, mais le cache partiellement à l’aide de stores verticaux décorés qui peuvent être ouverts par le public. Aujourd’hui placée dans le Pavillon des arts de l’Université, l’œuvre fait en quelque sorte un pied de nez à cette décision de 1976 de cacher les œuvres miroirs et rappelle aux étudiants ce moment charnière qui a permis la création de la Galerie Sans Nom.
D’hier à demain
D’autres arrêts du parcours sortent des instances artistiques et sont placés à des points touristiques de la ville. C’est le cas, par exemple, de la série d’estampes Nymphalidae Phosporescence (2018), installée sur les berges de la rivière Petitcodiac. Cette œuvre de l’artiste Jared Betts, anglophone originaire de Moncton, fait référence à l’exposition collective Night Glow Highway qui s’est tenue au même endroit en 1995. En s’intégrant dans ce lieu public historique, l’œuvre de Betts s’approprie un moment passé de l’histoire de l’art en Acadie et l’ancre dans le présent. Ce rapport temporel dépasse les simples considérations artistiques et reflète plutôt une volonté de l’artiste et des commissaires de s’adresser autant à la communauté artistique qu’aux résidents de la ville et aux touristes.
On pourrait également nommer le travail conceptuel de Mathieu Léger, qui propose un projet sur une durée de dix ans en lien avec l’architecture de la ville. Chaque année, il prélèvera un fragment d’un bâtiment connu de la ville pour l’exposer au Musée de Moncton. Au terme de ce projet, il construira dix briques à partir de ces détritus architecturaux et les replacera dans les bâtiments d’origine.
S’il est possible d’en apprendre davantage sur l’histoire de l’art en Acadie en découvrant par hasard l’une des œuvres exposées, il est toutefois fort intéressant de suivre le trajet dans son ensemble. L’itinéraire amène le regardeur dans des lieux qui ont été fréquentés par les fondateurs de la modernité en Acadie, tout autant que par les artistes ayant participé au projet. En faisant s’arrêter les passants dans des centres d’artistes, des écoles d’art et des galeries, le parcours les pousse également à découvrir les créateurs et leur travail qui feront l’histoire de l’art acadienne de demain.
Images rémanentes
Commissaires : Michelle Drapeau et Elise Anne LaPlante
Parcours d’art public, Moncton