À travers la situation actuelle où le déconfinement est de plus en plus permissif, mais reste relativement limité, Projet Pangée a repensé ses modalités de diffusion, au-delà des possibilités qu’offrent les technologies numériques et son espace de représentation localisé dans l’édifice Belgo. Pour pouvoir assurer sa réouverture plus rapidement, Pangée a momentanément déplacé ses opérations dans les salons de l’ancien consulat de la République tchèque. Cette décision s’articule d’après les enjeux d’accessibilité et de proximité à l’art, l’expérience de visite dans sa propre galerie étant pour l’instant restreinte. L’espace du consulat, autrefois voué aux rencontres diplomatiques, a pour vocation ici la présentation d’expositions. À première vue, les visiteuses et visiteurs sont captivés par le lieu vernaculaire, qui déploie temporairement son potentiel en tant que galerie. Les trois expositions du programme Un été au consulat s’intègrent impeccablement à chacun des trois salons décorés d’opulentes moulures surchargées de fioritures et de cheminées de marbre ornées de dorure. Les interventions et les propositions des artistes s’imbriquent adroitement à l’espace et détournent ses éléments architecturaux en des dispositifs de présentation sur lesquels les œuvres sont posées. Bien que le passage de Pangée dans ce bâtiment soit d’une durée limitée, les conceptions aux potentiels allégoriques d’Angela Heisch (Brooklyn, États-Unis), d’Oda Iselin Sønderland (Olso, Norvège), de Joani Tremblay (Montréal) et de Laurence Veri (Montréal) convoquent, à l’inverse, diverses perspectives (in)temporelles : des alternatives allusives à nos modes d’existence, des traces perceptibles de consciences et de présences perçantes. Pendant la saison estivale, les artistes s’engagent hors du temps pour imaginer des possibles expansifs, fictifs et narratifs. 

Vue partielle de l’exposition Radiant Immensity [Resplendissante immensité] d’Oda Iselin Sønderland et Laurence Veri. Photo : Jean-Michael Seminaro

Dans le salon central, l’exposition Radiant Immensity [Resplendissante immensité] propose une sélection d’œuvres de Sønderland et de Veri. Les illustrations en aquarelle d’Oda Iselin Sønderland sont de véritables tentatives d’évasion ; émancipation temporelle aux connotations mythiques. Inspirée des représentations du peintre russe Ivan Bilibine associé à l’Art nouveau ainsi que des contes traditionnels norvégiens des écrivains Peter Christen Asbjørnsen et Jørgen Moe, l’artiste ajoute une dimension intimiste à ses aquarelles en signifiant ses expériences personnelles par le biais de protagonistes chimériques – mais auto-représentatifs. Véritables palimpsestes, les œuvres de Laurence Veri condensent en elles-mêmes diverses temporalités suscitées par la matérialité friable et malléable de l’argile, afin de concevoir des formes aux textures polymorphes – acérées, striées, tavelées ou torsadées – sur lesquelles s’ajoutent des glaçures variées. La praticienne pétrit l’argile pour évoquer la mémoire en une succession de gestes indiciels, traces sensibles de ses doigts, qu’elle définit comme des « impulsions narratives ». Des imageries émergent de la poussière de porcelaine et convoquent des procédés naturels comme la corrosion, l’érosion et même la fossilisation. Ces reliefs en strates, sortes de représentations pariétales élevées en saillie ou creusées en sillon, semblent effrités par les effets du temps. Au sol, Veri propose des bains d’oiseaux en grès émaillé, entièrement façonnés à la main, sur lesquels sont posés des fleurons de papillons. Ces pièces avancent avec délicatesse la promesse d’un jardin luxuriant.

Un été au consulat se révèle telle une délicate volupté matérielle et sensorielle.

Dans l’un des autres salons, diverses perspectives paysagères submergent subtilement l’exposition What Makes Life Worth Living [Ce qui rend la vie digne d’être vécue] de Joani Tremblay. Essentiellement bidimensionnelles, les propositions égayantes transforment l’ambiance de l’espace, l’imprègnent d’une sensibilité, et génèrent une immersion à travers laquelle les visiteuses et visiteurs se laissent porter en toute légèreté dans un ailleurs immense. L’immédiateté des paysages simulés dans lesquels sont déployés des fleurs printanières et des arbres aux feuillages verdoyants chargés de fruits colorés se confronte à la lenteur d’exécution inhérente au médium de la peinture. Ce rapprochement engage une réflexion sur l’inscription temporelle de l’acte pictural, et ce, de sa réalisation jusqu’à sa présentation – contemplation. Les panoramas révèlent un sentiment de quiétude, un état méditatif. Parallèlement aux transcriptions peintes de Tremblay, une centaine de citrons frais sont disséminés au sol à même la marqueterie. L’odeur suave des agrumes se disperse discrètement dans l’ensemble du lieu. 

Angela Heisch, The Juggler (2020)
Huile sur toile. Photo : Jean- Michael Seminaro



Les œuvres de Springs [Printemps] d’Angela Heish relèvent également de la tradition du paysage. Les gestes subtils de la peintre, empreints d’une dévotion sensible, sont pleinement ressentis. Les couleurs en monochromie des formes éthérées s’imposent par des reflets émaillés et des effets de réverbération irisés. Les visiteuses et visiteurs se retrouvent dès lors cernés par les imageries lumineuses et vaporeuses de Heisch, devant l’évidence de la précision des méticuleuses techniques empiriques utilisées.

Un été au consulat se révèle telle une délicate volupté matérielle et sensorielle. Dans ce programme d’expositions où les manipulations picturales et sculpturales les plus fragiles façonnent un monde sensible conçu comme un appel à la liberté d’imaginer, Angela Heisch, Oda Iselin Sønderland, Joani Trembaly et Laurence Veri brouillent collectivement et respectivement les temporalités en des réalités autrement accessibles. À Projet Pangée, le temps n’est plus ; ou du moins, il semble suspendu. L’été à perpétuité. 


Oda Iselin Sønderland et Laurence Veri, Radiant Immensity [Resplendissante immensité]
Joani Tremblay, What Makes Life Worth Living [Ce qui rend la vie digne d’être vécue]
Angela Heisch, Springs [Printemps]
Projet Pangée (ancien consulat de la République tchèque, Montréal)
Du 11 juin au 24 juillet 2020