Interpréter le territoire kamouraskois
C’est au printemps dernier que Geneviève Baril et Patrick Bérubé ont entamé leur résidence de recherche et création respective encadrée par le Centre d’art de Kamouraska. Lors de son passage, Baril a exploré le territoire, arpentant les berges du fleuve, les bordures de routes, les forêts et les champs sauvages à la recherche de ce que le paysage avait à lui offrir. Bérubé s’est plutôt intéressé aux moulins de la région, s’interrogeant sur ce symbole de l’énergie renouvelable et non polluante, ce témoin d’une société préindustrielle. Au terme de leur période d’expérimentations, trois expositions ont pris place du 15 juin au 2 septembre 2024, dans le cadre de la programmation estivale du lieu de diffusion : Anthologie de la marche — la suite de Geneviève Baril, Autre/Fois de Patrick Bérubé ainsi que Les roses imaginaires, une coproduction du Centre d’art et de la compagnie de création Carte blanche réalisée en collaboration avec le centre d’artistes Sporobole.
LA CUEILLETTE AU CŒUR D’UNE PRATIQUE
Geneviève Baril, inspirée par sa résidence dans le paysage bas-laurentien, nous a proposé cet été une exposition immersive, mouvante et multisensorielle. Anthologie de la marche est un projet entamé par l’artiste dans les dernières années qui a pris différentes formes selon ses itérations. L’artiste nous a offert ici une suite, cette fois avec des récoltes effectuées dans le Kamouraska.
Déambulant dans la salle et faisant face à un grand jardin suspendu, on observe les fleurs et les végétaux méticuleusement cueillis par la main de Baril. Assemblées soigneusement et suspendues dans des cadres, les récoltes fraîches s’altèrent au fil des semaines. Le caractère éphémère d’un travail avec les éléments de la nature contraste avec le processus habituel de conservation des œuvres d’art : « À la fin, les plantes seront mises au compost », explique le Centre d’art.
Baril nous amène à prendre conscience des végétaux qui sont souvent catégorisés comme des mauvaises herbes, mais qui témoignent pourtant de la beauté et de la riches se d’un territoire et de son vaste écosystème. Par-dessus tout, son exposition nous transporte dans une balade en nature en éveillant notre mémoire olfactive et notre sens de l’observation. On se plaît à découvrir la végétation locale et à constater qu’elle passe trop souvent inaperçue.
Dans une perspective éducative, le Centre d’art, en collaboration avec l’artiste, a aussi répertorié certains des éléments présents dans l’accrochage : marguerite, gesse des prés, bardane commune, rosier rugueux, fucus spiralé et plusieurs autres. Une station créative complétait donc l’expérience, invitant le public à participer à une œuvre collective en poursuivant l’assemblage de certains cadres entamés par Baril. Avec fil et aiguille, on pouvait concevoir des guirlandes de végétaux soit fraîchement cueillis par l’équipe du centre, soit apportés gentiment par le public à l’issue de leurs propres promenades en nature.
DÉCLOISONNEMENT
Pour sa sortie de résidence, Patrick Bérubé a présenté quant à lui une exposition envoûtante. Il nous a offert une relecture d’héritages historiques, industriels, culturels et religieux en utilisant des matériaux collectés, récupérés et transformés, parfois même biodégradables.
À notre arrivée, une première consigne : enlever ses chaussures avant d’entrer dans ce lieu qui semble scénographié. L’immense plancher recouvert d’un tapis de couleur jaune électrique, presque chimique et radioactif, rappelle les champs de blé et de canola du Kamouraska. Au rythme de notre progression, on découvre des sculptures, des installations et des œuvres bidimensionnelles — un pain en bronze, une perche de clôture, un sac de blé, de la farine et une meule — faisant allusion à la vie rurale d’autrefois. La farine utilisée dans le projet provient de la Seigneurie des Aulnaies, située en Chaudière-Appalaches et constituant un des rares endroits au Québec où un moulin à farine est encore en fonction. Des structures intrigantes, sur lesquelles des pots de capsules de reishi ont été déposés aux côtés d’une carafe de vin, d’hosties et d’autres objets issus de l’impression 3D, suscitent aussi l’attention. Elles sont, en fait, construites à partir du système racinaire d’un champignon (le mycélium) : ici, c’est celui du reishi, ou Ganoderma lucidum.
Bérubé développe et cultive de nouveaux savoirs en créant des composantes à mi-chemin entre l’œuvre d’art et de potentiels futurs matériaux de construction. Con çues en laboratoire et créées dans des moules, les structures sont faites, en plus du reishi, de farine et de chanvre. Le champignon se nourrit de farine, puis s’arrête une fois qu’il a « colonisé » le moule, souligne l’artiste. Au-delà de ses qualités écologiques et de ses vertus médicinales, Bérubé utilise également le champignon pour sa richesse sémantique. « Le champignon n’a pas de territoire et prend l’amplitude qu’il veut. Il n’a ni frontières ni limitations », souligne le Centre d’art.
L’exposition de Bérubé se veut un retour à la base, dans « une volonté d’utiliser et de développer des matériaux écologiques », mentionne-t-il. L’artiste travaille actuellement avec le Kamouraska Mycologique — un comité situé à Saint-Pascal, mis en place par la MRC de Kamouraska et misant sur le mycodéveloppement dans une perspective d’innovation — afin de poursuivre ses recherches et ses expérimentations. Autre/Fois est la première présentation publique d’une trilogie : la seconde aura lieu au Musée d’art de Joliette à l’été 2026.
IA : POUR MIEUX FAIRE RÊVER
Troisième exposition d’une programmation bien remplie, Les roses imaginaires, une coproduction multimédia inédite, visait finalement à commémorer le 350e anniversaire de la fondation de la seigneurie de Kamouraska par l’entremise d’une revisite du célèbre roman d’Anne Hébert prenant place dans ce village. Au cœur de l’exposition se trouvait une œuvre audiovisuelle qui s’appuyait sur l’hypertrucage (aussi appelée deep fake), une technique de synthèse multimédia reposant sur l’intelligence artificielle. Un dispositif expérimental permettait de voir le visage d’Anne Hébert s’animer au rythme des intonations de la comédienne Ève Landry qui lisait les textes de l’autrice.
L’IA a permis de nous faire rêver quelques instants, d’abord en revisitant un chef-d’œuvre de la littérature québécoise, ensuite en floutant doucement les frontières entre réalité et imaginaire, puis entre vérité et fiction. « Nous avons choisi ce que nous voulions vous faire croire », explique le Centre d’art. Il en résulte une œuvre assurément captivante, qui propose des pistes de réflexion et de création sur l’usage futur de l’intelligence artificielle dans le monde des arts.
En parallèle, il est impressionnant de constater que la majorité des personnes impliquées dans la réalisation de ce projet ont un lien, de près ou de loin, avec le territoire : Ève Landry (interprétation) est native de Saint-Pascal, le fondateur de la compagnie de création Carte Blanche et concepteur de cette production, Christian Lapointe, habite Saint-Bruno-de-Kamouraska, et Antoine Létourneau-Berger (trame sonore) vient de la région de Rimouski.
Par le biais de pratiques artistiques contemporaines aux regards contemplatifs et ingénieux, en valsant entre le réel et l’imaginaire, le Centre d’art a donc cherché à rendre le plus grand des hommages à son Kamouraska.
ANTHOLOGIE DE LA MARCHE — LA SUITE, AUTRE/FOIS et LES ROSES IMAGINAIRES
GENEVIÈVE BARIL, PATRICK BÉRUBÉ ET CARTE BLANCHE (CHRISTIAN LAPOINTE),
EN COLLABORATION AVEC SPOROBOLE ET ÈVE LANDRY
CENTRE D’ART DE KAMOURASKA
DU 15 JUIN AU 2 SEPTEMBRE 2024