Blanche, noire, grise, infiniment grise, grisâtre : telles seront les couleurs qui domineront la terre quand les humains l’auront désertée. Alors, elle resplendira d’une beauté souveraine. Idéale. Incontestable. Eau, neige, glace, reliefs rocheux, gouffres ou icebergs, vastes étendues planes : voilà les éléments qui composent les paysages – sont-ils prémonitoires ? – qu’offrent de contempler Ivan Binet, Jocelyne Alloucherie et Mathieu Cardin, les trois artistes dont Isabelle de Mévius, commissaire, a réuni les photographies qui jalonnent l’exposition Vide et Vertige au 1700 La Poste.

Isabelle de Mévius considère chacune des compositions d’Ivan Binet, de Jocelyne Alloucherie et de Mathieu Cardin qu’elle a rassemblées sous le thème Vide et Vertige comme « une architecture du paysage ». Elle n’a pas tort car les œuvres réparties dans les trois sections du centre d’art 1700 La Poste se présentent toutes comme des constructions ; de plus, elles répondent bien au genre « paysage ». Cependant, le visiteur ne peut manquer de remarquer combien les artistes manifestent leur souci de proposer strictement un traitement photographique de l’espace de représentation d’images avec pour constante référence la peinture et la sculpture souvent maté­rialisées chez eux sous la forme d’installations. À cette posture correspond une scénographie habile qui mise sur l’accrochage, souvent par paires, de tableaux panoramiques de grand format d’Ivan Binet, sur la succession, le long de la mezzanine, de photographies verticales d’icebergs auxquelles fait face une cloison continue crénelée de Jocelyne Alloucherie, et, au sous-sol, par l’édification d’un mur percé de fenêtres qui donnent sur les sculptures de Mathieu Cardin. Cette mise en scène est évidemment élaborée en vue d’intensifier le sentiment de vide et de vertige que suscite l’observation des œuvres. Cette théâtralisation est très réussie.

Vertiges, vestiges

Photographier le vide. Quelle ambition ! S’agit-il du vide ontologique, encore appelé néant ? Non. Les images donnent à voir des lieux naturels reconnaissables : montagnes, rivières, icebergs, excavations… Inutile de jouer davantage aux devinettes : le vide tient à l’absence de vie organique. Il n’y a pas âme qui vive dans les photographies exposées : pas un animal, pas un être humain, pas le moindre signe d’activité ni d’animation, tout juste parfois quelques vestiges à peine visibles.

Ainsi, chaque artiste exploite selon un concept qui lui est propre les notions de vide et de vertige. Dès l’entrée de l’exposition, dans la série de photographies intitulée Le regard, le doute et l’étonnement, Ivan Binet aligne des clichés de sites naturels (gouffres, cascades) en plongées purement verticales. Pour qui plonge son regard dans l’image ainsi produite, l’effet de déséquilibre qui s’ensuit est assuré. Mais, paradoxalement, cette sensation d’étourdissement qu’est le vertige provient de l’indiscutable prouesse dont a fait preuve l’artiste ; néanmoins, elle ne va pas au-delà du sentiment d’admiration. Car le point de vue qu’il adopte n’est pas celui d’un intrépide promeneur qui se pencherait imprudemment au bord d’une falaise d’une hauteur impressionnante mais celui de la chute d’eau. Ivan Binet montre ce que voit (à supposer qu’il puisse voir) le courant de la rivière au moment de se laisser choir non dans le vide mais sur les parois accidentées d’une dénivellation abrupte ; cette chute s’accompagne, sans surprise, d’une superbe mousse blanche et d’un panache vaporeux. Personne ne craint que l’eau se fasse mal en tombant. Il en va ainsi, par exemple, des images inspirées des chutes Montmorency, non loin de Québec.

L’opacité des icebergs

Aux images planes ou en creux d’Ivan Binet, s’opposent, sous le titre Brumes, les statures verticales des icebergs de Jocelyne Alloucherie. L’artiste reprend et actualise un concept dont elle tire parti depuis longtemps, le concept d’obstacle visuel dont rien ni personne ne triomphe jamais tout à fait. Dans la plupart des productions qui ont établi sa notoriété, elle propose des images qui proviennent du contraste ou de complémentarité qui surgit entre des éléments opaques (immeubles, pans de murs) qui jouent le rôle d’écrans et des espaces évanescents (fumée, nuages, ciels) qui se frayent un passage pour exprimer une forme de clarté ou de luminosité. C’est dans cette optique qu’elle a photographié des icebergs. Elle a soigneusement choisi ses angles de prises de vue et ses points de fuite de manière à imposer au premier plan de ses épreuves tirées au jet d’encre la masse imposante du monument de glace derrière lequel s’inscrit un pan de ciel. Il serait facile de déceler dans la découpe des icebergs ainsi mis en scène des figures ou des formes vaguement ou franchement humaines. Dans le même ordre d’idées, en observant un ciel nuageux, il est commun, par exemple, de voir se dessiner des crinières de lion, des branches d’arbres, une cheminée sur le toit d’une maison, mille formes reconnaissables. Ce jeu anthropomorphique ne s’applique pas vraiment aux créations de Jocelyne Alloucherie. Les silhouettes humaines qui hantent ses photographies ne se revendiquent pas en tant qu’images de personnes, mais plutôt en tant que masques. Ces masques ont pour fonction d’obstruer l’horizon – mer et ciel –  surtout le ciel qui, par rapport à la masse cristalline des monstres de glace, apparaît blanc, gris, grisâtre, mais aussi anthracite et franchement noir parfois. À en juger par l’acuité des pointes et par leurs dentelures, certains icebergs déchirent l’espace pour que le ciel apparaisse, fragile, dans l’échancrure ainsi taillée. Usant d’un second degré d’opacité, l’artiste accentue les obstacles. Elle a fait courir une sorte de rempart crénelé sur toute la longueur de la mezzanine où sont accrochées ses photographies, créant ainsi une distance – un vide ? Rien n’est moins sûr – entre l’observateur et l’image. Ce faisant, l’artiste poursuit son travail de brouillage en obstruant (nouvel obstacle) certains de ses créneaux avec une plaque de verre givrée renforçant ainsi l’effet de brume ou de flou (subtil vertige) dont elle enrobe ses images.

Multiple, démultiplication

Bien qu’il mène, lui aussi, ses travaux sous le régime de l’austérité visuelle, Mathieu Cardin est celui des trois artistes qui se prévaut le plus ouvertement du jeu du simulacre et de la mise en abîme. Son installation s’intitule L’invention des images. Elle occupe le sous-sol du centre d’art. Elle se compose de quatre photographies de paysages dont le visiteur découvre assez rapidement qu’elles sont des images des quatre sculptures imitant des montagnes noires montées sur des socles et placées derrière les ouvertures (des fenêtres) percées à même une palissade de bois. Un ciel nuageux peint d’un seul tenant sur un panneau sert de toile de fond à ses pièces. À une certaine distance, à cause du cadre que constitue l’ouverture dans la cloison (qui fait ainsi office de cadrage), ces montages (fenêtres, sculpture, ciel peint) ressemblent à s’y méprendre à des photographies ; en l’occurrence, des sortes de doubles de celles collées au mur. Mathieu Cardin s’est ainsi ingénié à constituer l’inverse d’un trompe-l’œil en élaborant une œuvre en trois dimensions qui donne l’illusion de la planéité ! Le procédé rappelle combien à Disneyland des châteaux composés de vraies pierres donnent l’impression d’être des constructions de carton-pâte. En se déplaçant devant la succession de ces fenêtres, le visiteur peut se procurer l’impression d’être au cinéma. D’ailleurs, Mathieu Cardin pousse l’illusion à l’extrême en introduisant un système de miroirs qui démultiplie à l’infini l’image d’un cinquième montage : salut final narquois à la photographie, technique artistique dont les images peuvent perpétuellement être reproduites identiques à elles-mêmes.

Calculs et abstractions

Toutes les œuvres ne se déclinent pas en noir et blanc. Quelques photographies d’Ivan Binet sont dotées de couleurs : elles sont occupées par de vastes plages ferrugineuses qui rappellent des sites d’exploitation minière abandonnés. Dans d’autres œuvres, l’artiste use de teintes bleuâtres pour souligner l’intensité du froid. Ces exceptions chromatiques n’altèrent pas l’esprit de ses images qui, tout comme celles de ses collègues, sont assimilables à des peintures abstraites. Telle est l’heureuse surprise de l’exposition Vide et vertige. Les photographies des trois artistes proviennent de manipulations qui en agencent la structure. Rien de moins naturel donc que ces paysages ! Rien de moins figuratif que les plans, les taches, les lignes sinueuses qui se jouent des règles de la perspective ! La distinction entre le réel et le fictif est impossible à effectuer. Dans chaque cas, les effets escomptés résultent d’un calcul. Ainsi, Jocelyne Alloucherie a soigneusement cadré et recadré chaque iceberg en jouant avec les éclairages pour rendre quasi palpables trames, stries, grains, balafres. Mathieu Cardin a saupoudré de grains blancs ses montagnes artificielles pour simuler la neige et peint le ciel qui sert de fond à ses décors avec une précision… photographique ! Sa démultiplication des montagnes est évidemment une œuvre abstraite de caractère surréaliste.

Il n’en demeure pas moins que si l’expo­sition exalte la beauté, cette beauté est froide, voire glaciale ou glaciaire. Beauté figée, beauté d’une nature sans vie. Morte ? Même fictive, il est difficile de considérer de gaieté de cœur la minéralisation du monde.

Vide et vertige
1700 La Poste, Montréal
Du 24 mars au 18 juin 2017