Dès l’entrée de l’exposition Jack Bush, cinq toiles de grand format encerclent et assaillent littéralement le visiteur par la magnificence de leurs rythmes et de leurs couleurs au point que, sous le choc, il ne sait pas trop vers laquelle s’attarder en premier. Avec leurs échelles multicolores, leurs X généreux, leurs plages en forme de chapeau, elles donnent un bref mais percutant aperçu du somptueux accrochage des quelque 124 tableaux qui ponctuent la magistrale rétrospective à la fois chronologique et thématique que consacre le Musée des beaux-arts du Canada à Jack Bush (1909-1977), l’un des maîtres de l’abstraction chromatique du XXe siècle.

L’exposition rétrospective qu’orga­nise le Musée des beaux-arts du Canada sur l’œuvre de Jack Bush tire l’un de ses principaux attraits de ce qu’elle peut se lire comme un dialogue entre l’artiste canadien et le critique américain Clement Greenberg. Leurs échanges (que rapportent des témoins), leurs confrontations, leurs accords, leurs divergences et surtout leur progressive relation d’amitié s’étendent de 1957 à 1977, les années les plus significatives et les plus fécondes de Jack Bush. Les commissaires Marc Mayer, directeur du MBAC, et Sarah Stanners, spécialiste et auteure du catalogue raisonné, ont su tirer parti des péripéties de la vie de l’artiste couplées avec les tensions entre les deux hommes pour dynamiser chaque salle dont chacune reflète un moment déterminant dans la trajectoire artistique si singulière de Jack Bush.

Un art novateur

Cette exposition éblouissante surpasse très probablement par son éclat les précédentes rétrospectives1 ; elle les surpasse surtout parce qu’elle offre pour la première fois un panorama complet de la carrière du peintre. En effet, le regard que les deux conservateurs proposent éclaire la vie et les productions de Jack Bush d’éléments nouveaux.

Certes, le visiteur découvre des œuvres majeures qui n’ont jamais été montrées. Mais, de plus, il peut voir des documents inédits (lettres, esquisses, travaux d’école, annonces publicitaires) qui dévoilent non seulement un pan de la personnalité de l’artiste, mais encore le climat culturel et ses protagonistes (artistes, galeristes, critiques, collectionneurs) américains, canadiens et britanniques qui ont contribué à imposer, à compter de la seconde moitié du XXe siècle, le triomphe de la couleur associée à l’abstraction qui a notamment conforté le courant Color Field auquel Jack Bush est associé.

Il est donc possible de suivre, dans la succession des 124 tableaux sélectionnés (peintures réalisées entre 1949 et 1977), comment Jack Bush se dégage progressivement des normes académiques qu’il a assimilées au cours de sa formation dans les écoles de beaux-arts qu’il a fréquentées et comment il se libère de l’emprise de son métier de graphiste publicitaire qu’il exerce jusqu’en 1968. Il est surtout passionnant d’observer, au fil de sa carrière, les transformations – qui ne vont pas sans angoisses – qui le conduisent à créer un art novateur.

Paradoxalement, cette peinture jubilatoire qui chante et qui danse est celle d’un homme inquiet. Jack Bush consulte régulièrement un psychiatre qui le rassure. Il souffre d’angine de poitrine. Il mourra d’une crise cardiaque à 68 ans. En pleine gloire.

Bien entendu, les deux organisateurs de l’expo­sition ne manquent pas de rappeler l’épisode de la visite, à Toronto, le 14 juin 1957, de Clement Greenberg, le célèbre critique new-yorkais alors à l’apogée de sa notoriété. Le théoricien de l’art américain répondait à une invitation du groupe Painters Eleven qu’avait formé et dont faisait partie Jack Bush. Redoutant son jugement, certains peintres torontois ont refusé de rencontrer l’hôte étranger. Pas Jack Bush. Il absorbe sans broncher, mais non sans douleur, comme il l’indique dans un de ses carnets, les remarques intempestives de l’expert des États-Unis qui lui reproche l’utilisation abusive du « noir » dans ses tableaux où il décèle, en outre, l’influence du « tape-à-l’œil des peintres new-yorkais ». Dans les premières salles de l’exposition, le visiteur est entouré par les toiles qui rappellent, en effet, le style des peintres néo- expressionnistes abstraits à la mode à New York à la fin des années 1950. Jack Bush résiste aux commentaires de Greenberg comme en témoignent, dans la salle suivante, les toiles peintes entre 1957 et 1958, dans lesquelles néanmoins les « noirs » progres­sivement s’estompent.

Par la suite, les plages de couleurs vont épouser les contours de figures géométriques en se détachant sur des fonds monochromes. Les sillons séparateurs se font plus discrets et finissent par disparaître au profit de la couleur sans délimitation (Split Circle 2, 1961). L’artiste se révèle, au fil des années 1960, un coloriste particulièrement inventif. Ses tons brisés dans les gammes de fraise écrasée, de vert olive, d’oranger, d’abricot, de chocolat qui s’opposent ou qui se marient subtilement affirment son style reconnaissable désormais au premier coup d’œil et charment le regard.

Le récit et sa lecture

Il n’est pas nécessaire de savoir de quoi s’inspire l’artiste pour goûter le plaisir de contempler ses tableaux. Il n’est même pas nécessaire de savoir que les conseils de Clement Greenberg portent fruit. Certes, dans ses carnets dont quelques-uns sont exposés dans des vitrines, Jack Bush déclare qu’il prend note des remarques du critique américain, mais il écrit, parfois rageusement, qu’il rejette les suggestions de son ami. Par exemple, il est possible, comme le suggère Marc Mayer, de voir dans les tableaux de Jack Bush des abstractions pures qui n’ont d’autres finalités que de susciter une émotion sans répondre à une quête de sens. C’est préci­sément l’objectif que Greenberg incite fortement Jack Bush à atteindre, objectif devant lequel l’artiste, bien malgré lui quelquefois, se dérobe. Les textes imprimés sur les cimaises du Musée et ceux du catalogue qui accompagne l’exposition donnent une idée des circonstances qui entourent la réalisation des œuvres et permettent d’en apprécier les sources d’inspiration et ainsi de percevoir comment l’artiste procède à leur transposition picturale. Belle manière d’en percer le sens caché, voire sublimé. Quoi qu’on dise d’une abstraction, dès lors que l’on admet qu’elle est issue du geste d’un artiste, elle montre quelque chose. En l’occurrence, elle élabore un récit porteur de sens.

Oui, Jack Bush finit par se décider, à la suggestion de Greenberg, à peindre à l’aide de « fines couches ». Oui, il accepte d’étaler ses taches et ses « splashes » bien à plat (donc sans effet de relief) sur des toiles non apprêtées. Ces mesures, qu’il adopte vers 1961-1962, lui ouvrent les portes des galeries, des musées prestigieux et des collectionneurs aux États-Unis, au Canada et en Grande-Bretagne. Mais s’il cède au style hard edge, il ne se résout pas à produire des colonnes de couleurs au tracé impeccable. Au contraire, il laisse apparaître les franges produites par le retrait des bandes de papier collant. Mieux encore, il garde les dégoulinures et les traces de coups de pinceau pas tout à fait fortuits.

Jack Bush n’abandonne jamais la référence à des phénomènes tangibles. Par exemple, les voyages qu’il entreprend donnent naissance à des séries comme Flags (Drapeaux), qui traduisent les impressions qu’il éprouve au contact notamment des monuments dans les villes étrangères où il séjourne (Italie, France, Espagne, Angleterre). Les objets qui l’entourent (plantes de jardins, plumes, tracés d’électrocardiogrammes, etc.) soutiennent la réalisation de toiles où il évoque (évidemment pas toujours de manière non figurative) des fleurs, des oiseaux, des totems, des ceintures, des mouchoirs. Il s’agit d’un aspect fascinant de l’incessante tension qui habite l’artiste qui tente de s’affranchir par lui-même, à la manière d’un héros, de contraintes multiples qui s’érigent en obstacles à l’abstraction pure. Il n’y parvient pas toujours et ne peut résister à la fantaisie d’évoquer une coiffure (Bonnet, 1961), de dessiner un oiseau (Blue Bird, 1973) ou un crochet (Hook, 1969). Or, ses « échecs » eux-mêmes sont admirables et confèrent leur grande sensualité à des successions de traits et de figures qui, pour géométriques qu’elles soient quelquefois, n’en demeurent pas moins débridées et gourmandes. En somme, les toiles de Jack Bush restent ancrées à un existentialisme qui peut se lire comme un récit bouleversant où chacun retrouve un peu de son humaine condition. Comme dans un roman !

D’ailleurs, à même son vocabulaire chromatique (Tall Spread, 1966 ; Down+ Across, 1974 ; Ex on Spring Green, 1974), l’artiste ne forme-t-il pas de véritables phrases musicales ou verbales lisibles verticalement ou horizontalement ?

La matérialité de la peinture et sa musique

Contrairement à beaucoup d’artistes, Jack Bush ne peint jamais deux fois la même toile. Cette contrainte qu’il se donne entretient chez lui une source d’anxiété. Il cherche à se renouveler sans cesse, même au moment où le succès qu’il connaît exige de lui d’intensifier sa production pour répondre aux très nombreuses demandes des galeries d’art et des musées. On en a pour preuves ses nombreux croquis colorés et les confidences qu’il livre à ses carnets.

Parallèlement au montage chronologique, la rétrospective du MBAC s’arrête sur certains thèmes en consacrant des salles exclusivement à des œuvres relevant d’un même courant de pensée : les drapeaux, les franges, les ceintures, les toiles à fonds mouchetés. Ces pauses thématiques sont révélatrices du souci de question­nement qui taraude l’artiste, dont les œuvres apparaissent dès lors comme des commentaires originaux de l’espace pictural.

Ce souci conduit le peintre à remettre en cause la notion de planéité pure si chère à son ami et inflexible critique. Clement Greenberg donnera finalement raison à Jack Bush.

Enfin, en marge du circuit de la rétrospective, dans une salle distincte, les commissaires ont eu la bonne idée de présenter, face à une sélection de tableaux de Jack Bush, des œuvres de Kenneth Noland, Jules Olistsky, Anthony Caro (sculpture) et Morris Louis, artistes contem­porains et amis du peintre torontois. Le public peut ainsi juger des points de convergence et de divergence.

Les ultimes œuvres regroupées dans la dernière salle reflètent le retour de l’artiste au primat de la matérialité des choses auquel fait écho la matière pigmentaire dont il tire une surprenante musicalité. Ainsi, des virgules ou des croches multicolores ponctuent et scandent la rugosité et la rudesse du mur de pierre bistre, comme un parchemin, de Chopsticks (1977). Chantonner une musique intérieure et l’étaler sur plus de quatre mètres de long pour qu’elle soit bien visible, tel est peut-être le sens du message de la dernière toile (inachevée) qui clôt la rétrospective.