L’horreur n’est pas banale. En rire est toujours possible. C’est ce que font les frères Jake et Dinos Chapman depuis un peu plus de vingt ans. Avec succès. Sur un mode qui rappelle celui popularisé sous le nom de Grand Guignol. En visitant l’exposition Come and See, il faut bien se dire que l’amoncellement de cadavres, les corps défigurés, le sang séché n’égaleront jamais les véritables horreurs des guerres passées, les immondes massacres actuels qui se déroulent dans une indifférence qui ne dépassera pas celle, provocatrice, qu’affichent les frères Chapman.

Dès la première salle, le ton est donné : l’art est plus un champ de bataille qu’une aire de repos et, au milieu des œuvres très diverses des frères Jake et Dinos Chapman, trouver son chemin n’est pas une sinécure. Condensée dans un présentoir vitré, Free Willy (2012) semble à première vue un ramassis d’objets et reliquats de brocante. On ne sait pas si ce qui compte, ce sont les objets dans la vitrine ou simplement le fait que ce ramassis d’objets soit placé dans une vitrine et acquière ainsi un statut particulier, muséal en l’occurrence. Une curieuse paire de gants invite les visiteurs à pénétrer à l’intérieur de l’instal­lation. Un examen attentif ne semble pas livrer plus de clés, mais qui aura pris la peine de tourner tout autour à la recherche de détails sera tombé sur un feuillet tapé à la machine qui parle de Freud et de la sublimation. On peut y lire entre autres : « Qu’est-ce que la relation entre la pathologie et le plaisir éprouvé à regarder nous raconte sur le désir ?1 » Nous disposons d’un sérieux indice : nous sommes convoqués comme regardeurs, et les frères Chapman nous mettent au travail. Déjà, ce titre, Sauvez Willy, pour une vitrine qui n’a rien d’un aquarium. Avec eux, il faut fuir ou s’accrocher.

L’autre vitrine, qui tient aussi de l’ancien présentoir de musée ethnologique, s’intitule Kontamination examination of the significunt material related to human eXistenZ on earth (2009). Les Chapman ne lésinent pas sur les lapsus (signifi-cant devient signifi-cunt), un peu comme si l’on parlait de « signifornication » dans une œuvre, et l’orthographe suggère un titre de jeu vidéo ou de science-fiction. Dans quel jeu le regardeur est-il entraîné ? On aperçoit des centaines de figurines de 25 mm de haut s’agitant au cœur d’un théâtre qui semble incarner l’Enfer, avec ses grappes humaines gesticulantes au milieu d’un site désolé, en même temps que s’y accumulent des détails qui relient immédiatement le regardeur à l’histoire contemporaine et au monde actuel : tous les soldats portent un uniforme, mais côtoient des squelettes et des corps nus. Au milieu du désordre, on repère la présence troublante du clown de la chaîne de restaurants McDonald représenté dans toutes sortes d’activités, et l’on se demande s’il est l’intrus ou l’homme-orchestre dans les différentes scènes.

Certaines figurines sont des êtres nus hybrides, à l’instar des sculptures en résine de monstres à plusieurs têtes qui ont fait connaître les frères Chapman dans les années 1990. On tourne autour de la vitrine, à la recherche d’un fil narratif, d’un thème ; le rendu de chaque petite scène qui s’y déroule est si minutieux, les détails des figurines sont si travaillés, même pour les pyramides de cadavres humains, que l’œil est littéralement happé et part à la recherche de détails bizarres ou « amusants » (telle l’enseigne annonçant BILLIONS SEVER(e)D au lieu de BILLIONS SERVED), remettant à plus tard l’identification d’un sens. Dans un coin, on reconnaît une Volkswagen miniature, la « voiture du peuple » allemand. Partout, on note la présence de têtes fichées comme des trophées sur des cure-dents. Un cours d’eau traverse la scène. Sur un bateau, piloté par un clown McDo entouré de femmes nues, des soldats enfermés dans une cage tendent leur gobelet à travers les barreaux. À côté, des poubelles sont remplies de burgers. Le sol est jonché de petits gobelets vides. Quelques squelettes se prélassent dans de grosses bouées flottant sur l’eau, indifférents au tumulte environnant. En haut d’une colline, une croix porte un clown McDo crucifié à qui un squelette casqué tend un burger, à la manière du soldat tendant une éponge au Christ moribond sur le Golgotha. Un peu plus loin, des vautours s’activent à dépecer des têtes.

Si les nazis sont facilement associés à l’Ennemi désigné comme la source première des maux infligés aux humains sous toutes leurs formes (y compris les squelettes), la présence du clown McDonald interpelle le visiteur de différentes manières. Est-elle la réactivation cauchemardesque du geste éminemment sympathique consistant à offrir, selon le concept du Happy Meal développé par la chaîne de restauration, des figurines en plastique à chacun de ses jeunes visiteurs ? Si la restauration rapide reflète à elle seule la société contemporaine, la célébration à outrance de sa « macdonaldisation » à laquelle les frères Chapman associent un « joyeux festin » aux allures d’Holocauste s’avère impossible à digérer. Court-circuitant la capacité souvent attribuée à l’art de « faire sens », les dioramas (quatre autres vitrines sont présentées en fin de visite) représentent un travail colossal, sisyphien presque si l’on considère que les premières pièces de la série de dioramas ont brûlé dans un incendie en 2004 et que les frères Chapman ont décidé de le recommencer entièrement.

Les trois peintures accrochées au mur de la première salle (de la série Idiotidyl, 2013) contrastent par leur atmosphère faussement ingénue : dans l’une d’elles, une maison, des planches, un tronc d’arbre coupé d’où surgit un lapin observant les alentours, de grands champignons formant un paysage qui rappelle le décor d’un dessin animé de Disney. Dans une autre, une figure informe tient sur deux demi-jambes pourvues de bottines. Toujours ce goût des Chapman pour le corps fragmenté. Lorsque les personnages sont entiers, ils restent ambigus, comme le personnage féminin de Idiotidyl I (2013) dont le corps d’enfant contraste avec le masque du visage sans âge. Par rapport à l’atmo­sphère trash de nombre d’œuvres, à cause de leur aspect d’illustration pour livre d’enfant, chaque peinture de la série Idiotidyl conserve une certaine fraîcheur à travers sa profonde ambiguïté.

Avec la série One Day You Will No Longer Be Loved, (2007-2013), les frères Chapman sont fidèles à leur goût pour l’appropriation d’œuvres anciennes qu’ils revisitent. Ici, ils ne s’attaquent pas aux gravures de Goya (autre fait d’armes présenté en fin de parcours), mais à des portraits anciens d’individus, de qualité très moyenne et en mauvais état, qu’ils ont été repêcher dans des brocantes pour leur faire subir un traitement impitoyable : les visages sont maculés de traces rougeâtres ou repeints de façon à transformer la texture et la couleur de la peau. Leur dignité est clairement vampirisée par les deux artistes ; loin de constituer une renaissance, leur traitement équivaut à une seconde mort. Examiné de très près, le visage ravagé d’une femme se révèle curieusement composé d’une multitude de minuscules corps féminins dans toutes sortes de positions. Ces êtres anonymes cruellement dépouillés entourent gravement trois sculptures en bronze peint : au milieu des marteaux et poulies installés sur un établi, on reconnaît à leurs formes organiques des cerveaux et des organes génitaux prêts à subir les pires outrages. Chaque sculpture suggère un lieu de torture désaffecté dont les instruments seraient prêts à reprendre du service, ce que dénie ironiquement la couche épaisse de peinture brillante qui recouvre l’ensemble. Les motifs du marteau, de la pompe et des organes proviennent en droite ligne de Little Death Machine (1992), une œuvre ancienne, composée d’un dispositif complexe et absurde parfaitement à l’image – selon les frères Chapman – de l’action humaine, et cela d’autant plus que la sculpture de 1992 s’est littéralement détruite elle-même. Combinant à la fois pétrification et mouvement, ces machines improbables sont dépourvues de sens, mais habitées par des éléments familiers qui nous relient à elles.

La série The Chapman Family Collection (2002), entourée par d’autres peintures de la série Idiotidyl, subvertit habilement le goût esthétique occidental pour l’art primitif en intégrant à ces « fétiches » les signes de McDo : ainsi, une haute statuette, du reste privée de son bras gauche, se trouve affublée du visage souriant du clown McDo et, un peu plus loin, un bouclier « traditionnel » est marqué d’incisions qui forment le fameux M de l’enseigne de la chaîne. Remplissant toute une salle, les sculptures en carton rassemblées sous le titre évocateur de Shitrospective (2009) – les Chapman ne sont jamais à une citation excrétoire près – sont déconcertantes. La qualité matérielle de l’œuvre d’art est mise à mal : la facture est rudimentaire, les personnages sont taillés et colorés d’une façon qui rappelle les bricolages réalisés à l’école maternelle. Posté à l’avant-plan sur un piédestal, un couple semble incarner Adam et Ève face au désordre de l’humanité. Une grande table est couverte de minuscules sculptures en carton qui reproduisent notamment les œuvres en bronze faussement primitivistes vues un peu plus tôt. On reconnaît plusieurs sculptures, comme si les Chapman proposaient une relecture de leur travail dans l’autodérision. L’ensemble a une allure de pied de nez antimuséal.

Dans la dernière salle, les quatre grandes vitrines qui forment The Sum of All Evil (2012-2013) confirment que les Chapman poursuivent leur mission de présenter une vision apocalyptique du monde dont toutes les composantes se figent dans une même unité de temps et de lieu : dans l’une d’elles, on remarque un dinosaure à côté d’un engin spatial dans lequel tente de s’engouffrer une horde humaine ; des êtres préhistoriques se prélassent sous une enseigne McDo. Tout autour, une remarquable série de dessins au crayon aux traits aussi fins que des cheveux et réunis sous le titre What Really Happens To Us After We’re Dead? (2012) contraste avec l’aspect plus chaotique de la myriade de dessins qui couvrent la salle adjacente, au sein de laquelle on remarque de curieux graphismes datant des tout débuts des activités artistiques des Chapman, des dessins en pointillé extraits d’albums pour enfants que les deux frères améliorent dans un style bien à eux, et les 83 gravures de Goya qu’ils se sont réappropriées de manière aussi cynique qu’inventive (Disasters of War IV, 2001). Dans cette salle, l’irrévérence et l’humour font bon ménage.

Principe actif de leur œuvre, la déstabili­sation fonctionne d’autant plus que les visiteurs de l’exposition doivent partager constamment l’espace avec des mannequins déguisés en membres du Ku Klux Klan : placés devant certaines œuvres, seuls ou en petits groupes, ils semblent observer aussi attentivement que nous les créations des Chapman, allant jusqu’à adopter des poses marquant leur effroi ou leur étonnement face à certaines œuvres. Le Smiley et les chaussettes colorées qu’ils portent désamorcent quelque peu leur aspect inquiétant, voire les ridiculisent, mais la présence constante de ces parangons de l’intolérance apprivoisés par les Chapman installe tout au long de la visite une tierce partie dans notre relation à leur art. Un léger inconfort qui n’est certainement pas pour leur déplaire. 

JAKE & DINOS CHAPMAN COME AND SEE
DHC/ART Fondation pour l’art contemporain, Montréal
Du 4 avril au 31 août 2014