Train de marchandises, bâtiment industriel ou char d’assaut, les « objets » les plus massifs sont filés par les doigts et les mains de Jannick Deslauriers. Invitée de la galerie Art Mûr, l’artiste tisseuse y aborde des sujets aussi lourds que les « objets » dont elle tire son inspiration. Après Chantierfracture et migration, le projet Sentence, souffle et linceul insiste un peu plus sur l’impuissance qu’éprouvent les individus et les collectivités humaines à arrêter le catastrophique cours des choses. Insoutenable…

Sentence, souffle et linceul, tel est le titre de l’exposition et le nom de sa pièce majeure : il s’agit d’une automobile. Calcinée, cette voiture possède, comme toutes les œuvres présentées, la spécificité d’être entièrement tissée. La première du genre – un escabeau reproduit en dimensions réelles – a été réalisée en 2008 au cours de ses études de baccalauréat en arts visuels. À l’époque, l’artiste s’intéresse au rapport que nous entretenons avec notre environnement quotidien. Elle se demande comment modifier la perception de l’objet le plus banal sans en modifier la forme. La technique du tissage lui apporte une réponse.

Un état de « non fini »

Reproduit en version « filaire », l’objet perd sa vocation première tout en gardant sa silhouette. De fonctionnel il devient inutilisable, de solide il devient fragile. Ce changement interpelle l’artiste, qui décide très vite d’en examiner les propriétés et de les approfondir en lui donnant un caractère plus réflexif. Toujours liés à la vie quotidienne, les objets qu’elle sélectionne ne sont pas uniquement choisis pour leur forme, mais aussi pour leur nature intrinsèque. Ils doivent être les porteurs d’une histoire aux prolongements dramatiques et médiatiques. Pourquoi dramatique ? Parce que la crinoline, matériau de prédilection de Jannick Deslauriers, dégage malgré elle une aura de tristesse. Pourquoi médiatique ? Parce qu’il s’agit de donner une autre (ir)réalité à ce que nous ne connaissons que par le biais des médias. Figurative, son œuvre n’opère pas dans le registre littéral mais dans le champ poétique ; l’artiste s’emploie à évoquer plutôt qu’à imposer ; elle va à contresens du flot d’images qui nous submerge chaque jour.

La démarche est invariable : il s’agit d’abord pour Jannick Deslauriers de collecter une série d’images évocatrices d’un événement, puis de conduire leur synthèse afin de déterminer la forme de l’objet à réaliser, enfin, de procéder à la fabrication du patron et à son assemblage. Durant ces étapes, elle ne produit aucun croquis préliminaire : l’artiste privilégie une manipulation directe de la matière. Le modèle est réalisé une première fois à échelle réduite ; dans un deuxième temps, à échelle réelle. Le premier état sert de brouillon au second, mais l’artiste ne s’en tient pas là. La miniaturisation confère effectivement un caractère précieux à l’objet, que renforcent l’emploi de matières soyeuses et sa présentation sur un socle blanc. La structure et la texture sont, en outre, repensées entre les deux phases, différence de gabarit oblige. Cela étant, Jannick Deslauriers ne procède à aucune rupture au cours de l’activité de tissage, activité quasi méditative si l’on considère la durée très longue de la réalisation : une semaine pour les petites pièces et jusqu’à une année pour les plus grandes. Elle tire parti de ce temps pour mûrir ses idées et effectuer les retouches nécessaires afin d’obtenir l’état de « non fini » qu’elle cherche précisément à atteindre. Les fils qui s’échappent, les approximations, les perforations et les déformations constituent non seulement une manière de suggérer le drame qui l’a inspirée, mais aussi de rendre le geste créateur plus palpable, grâce aux traces du processus de réalisation.

Les fils qui s’échappent, les approximations, les perforations et les déformations constituent non seulement une manière de suggérer le drame qui l’a inspirée, mais aussi de rendre le geste créateur plus palpable, grâce aux traces du processus de réalisation.

Autres témoins de ce processus, des photographies documentent l’œuvre et rendent manifestes les différentes étapes de sa fabrication ; en outre, les échelles de grossissement rendent difficile l’identification du sujet ou du medium. Cliché, dessin ou sculpture, la confusion n’est pas pour déplaire à Jannick Deslauriers qui décrit ses réalisations comme des « lignes dessinées dans l’espace », soulignant par là leur caractère hybride.

L’homme, son propre bourreau

Des trois formes tangibles de l’œuvre, aucune n’est absente à la galerie Art Mûr. Les photo­graphies, les modèles réduits et les modèles réels sont présentés indépendamment, de manière à ne pas saturer le champ de vision du visiteur. Trait d’union entre la quinzaine de pièces exposées : l’état post-catastrophe. Une catastrophe qui, dans certains cas, revêt un caractère de commé­mo­ration : la voiture calcinée, référence aux actes terroristes actuels ; le convoi de wagons-citernes qui a déraillé, référence à l’accident ferroviaire de Lac-Mégantic. Dans d’autres cas, la catastrophe est anticipée : les entrepôts Van Horne se présentent ainsi comme une projection abîmée de ce qui tient lieu d’icône industrielle des quartiers nord de Montréal.

D’une pièce à l’autre, l’objectif de l’artiste consiste à stimuler notre subconscient collectif afin de montrer l’homme comme son propre bourreau et la souffrance comme un élément fédérateur. Or, malgré ces tendances pessimistes, l’exposition libère un souffle. Quasi imperceptible, il surgit dans la couleur d’un matériau ou dans le déséquilibre d’une structure. Ce souffle rappelle un peu « l’insoutenable légèreté de l’être » popularisée par Milan Kundera. Il véhicule l’idée que rien ne dure et que rien ne se produit, sans que l’on n’y puisse rien changer.

Notes biographiques

Née en 1983 à Joliette (Québec), Jannick Deslauriers vit et travaille
à Montréal. Diplômée en arts visuels (Université Concordia, 2008), elle mène une double carrière d’artiste et d’enseignante au Cégep Marie-Victorin. Elle s’est très vite démarquée avec
ses sculptures de tissus et de fils qui lui ont valu des expositions dans divers centres d’artistes ainsi qu’au Musée d’art de Joliette. Depuis 2013, ses œuvres circulent dans des manifestations artistiques et des galeries d’art à l’étranger : Italie, France, Grande-Bretagne. Jannick Deslauriers est représentée par la galerie Art Mûr (Montréal et Berlin).

Jannick Deslauriers 
Sentence, souffle et linceul
Galerie Art Mûr, Montréal
Du 3 mars au 28 avril 2018